Revendiqué par le PKK, l’attentat suicide qui a frappé le centre d’Ankara dimanche dernier, à deux pas de la Grande Assemblée nationale de Turquie, sonne comme un terrible rappel à l’ordre.

S’il n’a pas fait de victimes, hormis les deux kamikazes, on peut bien penser que cet attentat a semé la panique au cœur du pouvoir turc – la faiblesse des commentaires a posteriori témoignant à elle seule du niveau d’inquiétude. Revendiquée par le PKK, guérilla séparatiste kurde contre laquelle l’État se bat depuis les années 1980, cette attaque rappelle que la question kurde mine encore et toujours le pays et obère son avenir. Les dizaines d’arrestations qui ont suivi dans les milieux kurdes pointent encore une fois la fragilité d’une construction sécuritaire inefficace, qui ne protège finalement ni les citoyens ni leurs représentants.

L’état réel du rapport des forces avec le PKK est un sujet tabou, car en Turquie, les règles de la discussion sur tout ce qui touche à la « minorité » kurde – soit environ le quart de la population – sont fixées par le pouvoir.

Qu’ils soient dévoués à la République ou qu’ils aient pris les armes contre elle, les Kurdes sont encore largement perçus par les Turcs comme des étrangers et des traîtres potentiels.

La politique brutalement assimilationniste menée par Kemal Atatürk dès les années 1920 a laissé son empreinte durable dans un paysage politique imprégné d’un nationalisme mortifère – désormais exalté par le choix d’Erdoğan de s’allier avec l’extrême droite du MHP (Parti d’action nationaliste) – pour pallier le rétrécissement de sa propre base électorale.

L’impasse kurde n’est pas seulement militaire, elle est avant tout – chronologiquement et conceptuellement – politique. Recep Tayyip Erdoğan l’avait bien compris lorsqu’il a pris le pouvoir en 2002 : son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), portait la promesse d’une société plus inclusive, et Erdoğan lui-même a tenté l’ouverture pendant une décennie, intégrant des cadres kurdes dans ses propres équipes, donnant des droits culturels aux Kurdes, et allant jusqu’à entamer des négociations de paix avec le PKK.

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Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan

Fin stratège, Erdoğan a saisi que l’électorat kurde était orphelin de représentation ; il a accueilli sa frange la plus conservatrice dans les rangs de ses partisans, mais cette intégration ne valait qu’en échange d’une loyauté inconditionnelle. Le succès relatif du parti progressiste prokurde HDP (Parti démocratique des peuples), créé après la grande contestation de Gezi en 2013, a signé la fin de la tolérance politique à l’égard des Kurdes.

Le problème dépasse évidemment l’AKP : au printemps dernier, l’opposition, à peu près unie lors du double scrutin législatif et présidentiel, n’a pas pu se mettre d’accord sur une alliance avec le HDP, se contentant de compter sur son soutien sans offrir de perspective en retour. Rappelons au passage que les députés kémalistes avaient voté dès 2016 la levée de l’immunité parlementaire des députés HDP au Parlement, sans réaliser que ce dangereux précédent s’appliquerait ensuite à certains d’entre eux…

La faiblesse du régime turc

La réélection sans éclat d’Erdoğan en mai a certes offert un répit à son système de gouvernement de plus en plus autoritaire et clientéliste. Le chef de l’État turc a demandé aux électeurs « un dernier mandat » pour consolider la grandeur de la Turquie. Il veut remettre son pays sur la carte du monde, le rendre toujours plus attractif, et autonome dans ses choix de politique étrangère.

Mais là encore, le sujet kurde est devenu un fardeau, car la crise syrienne a mis fin à la convergence sécuritaire qui permettait à quatre pays – la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie – de tenir leurs Kurdes sous cloche en recourant systématiquement à la répression.

Les équilibres sont devenus nettement plus complexes pour Ankara : l’équipe au pouvoir au Kurdistan irakien s’aligne contre le PKK, mais au prix d’une extension continue des opérations de guerre turques en territoire irakien. En Syrie, la restauration de Bachar al-Assad ne signifie pas la réconciliation avec Erdoğan – qui ne cesse d’étendre la présence turque dans le Nord-Est pour étouffer dans l’œuf le Rojava kurde. Les arrangements opportunistes avec l’Iran, qui lutte contre sa propre rébellion kurde, sont aussi fragiles.

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Des hommes brandissent le drapeau régional lors d’un rassemblement dans la ville de Dohuk, dans la région autonome kurde du nord de l’Irak, le mois dernier.

En parallèle, le bras de fer se maintient avec les alliés occidentaux – les États-Unis et l’Union européenne – qui se sont appuyés sur les Kurdes pour vaincre Daech. En Europe, l’opinion les voit plutôt comme des héros que comme des terroristes. Quant aux Russes, rappelons que les meilleurs kurdologues étaient soviétiques et que l’URSS a longtemps soutenu le leader du PKK, Abdullah Öcalan, pour tenir en respect le pilier de l’OTAN qu’est la Turquie.

La question kurde reste donc le point de faiblesse absolue du régime turc : le climat de guerre civile latente – entretenu par les attentats terroristes et les représailles sécuritaires – et la multiplication des fronts extérieurs sont extrêmement coûteux.

Le faux consensus interne qui consiste à criminaliser largement les Kurdes de Turquie ne mène à rien : la grande majorité d’entre eux est légitimiste et souhaite vivre en paix, à égalité de traitement, sur un même territoire… dans une société où la pureté ethnique est une chimère absolue et l’homogénéisation culturelle impossible.

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