Ça y est. Elle est arrivée. La dernière génération Alpha commence déjà à envahir l’espace public, et bientôt, les plans marketing. Qui est-elle ? Une génération touchée par la COVID-19, le télétravail des parents, la désocialisation due aux confinements et à la technologie. Et tout cela n’est pas faux.

Attendez quelques années et on verra débouler les grands titres accablants : « La génération Alpha, la génération du moi ». On nous a déjà fait le coup avec les milléniaux. Mais on avait déjà fait le coup à la génération X… et aussi aux baby-boomers. Depuis des décennies, les médias décrivent la nouvelle génération avec les mêmes mots : égoïste, narcissique, perdue, désabusée. Une question se pose alors : que vaut une caractéristique générationnelle si elle est partagée avec toutes les autres générations ?

Dans le débat public et les analyses médiatiques ou marketing, ces caractéristiques sont partout ! Les milléniaux sont égoïstes, mais sensibles au développement durable, contrairement aux baby-boomers qui se foutent royalement de l’écologie et qui sont plutôt matérialistes. Entre eux, la génération X joue les arbitres, avec cynisme et désenchantement. Attention, cette approche est simpliste, douteuse… mais surtout trompeuse. On confond l’âge, la génération, et l’époque.

Le problème, c’est que les médias et les spécialistes du marketing adorent les caricatures et ces « générations » sont devenues de véritables machines à uniformiser des millions de gens très différents les uns des autres.

On fabrique ainsi des « lots d’individus » à qui l’on prête tel ou tel trait de caractère, tel ou tel type de comportement ou tel ou tel besoin et motivation. Sauf que tout ça… c’est du grand n’importe quoi.

Par exemple, le narcissisme, l’impulsivité ou même l’engagement politique sont souvent plus marqués chez les jeunes, quelle que soit leur génération. À l’inverse, l’hyperconnectivité n’est pas un truc de jeune, mais un truc d’époque : nous sommes tous devenus hyperconnectés simplement parce que… c’est possible aujourd’hui et que ça ne l’était pas avant.

Des études en psychologie, comme celles de Kali H. Trzesniewski et M. Brent Donnellan, montrent que les variations au sein d’une même génération sont souvent plus importantes que les variations entre les générations. Dans une recherche intitulée Rethinking « Generation Me » : A Study of Cohort Effects from 1976-2006⁠1, ils démontrent qu’il y a eu très peu de changement dans les pensées, les sentiments et les comportements des jeunes au cours des 30 dernières années. Par exemple, ils ont constaté que le niveau d’autovalorisation, défini par l’écart entre l’intelligence perçue et les réalisations scolaires réelles, n’a pas augmenté de 1976 à 2006⁠2. Ces résultats remettent en question l’idée que les jeunes d’aujourd’hui ont une impression de plus en plus positive d’eux-mêmes par rapport aux générations précédentes.

Bébés COVID et pépés silencieux

Pour mieux comprendre ce qui va différencier une génération d’une autre, il convient de dissocier les effets de l’époque et les effets de l’âge sur tel ou tel comportement. Ainsi, il peut demeurer qu’une génération soit marquée par tel ou tel évènement et que ce marquage suive ceux qui en font partie toute leur vie.

Prenons le confinement comme exemple. Il y a eu une « époque » de confinement, le monde entier a été touché, à tous les âges. Mais il se pourrait que ce confinement ait eu un effet sur le développement social des enfants enfermés chez eux pendant cette période, que ces « bébés COVID » deviennent une génération moins compétente pour créer des liens – c’est un exemple inventé, nous n’en savons rien.

Si cette génération traîne cette caractéristique sur des années ou des décennies, alors on pourra parler de « génération COVID », comme on a parlé de la « génération silencieuse » pour des enfants nés entre la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale. Une génération tétanisée par le danger, conformiste, conservatrice, réticente à l’affrontement, tournée autour de l’éthique, de la famille et de la communauté – des traits façonnés par les difficultés et les peurs légitimes de son enfance.

Comment faire de ces générations de véritables outils de découverte ? Pour répondre à cette question, il faut interpeller William Strauss et Neil Howe. Les deux chercheurs ont popularisé le concept de génération en Amérique avec leur livre Generations : The History of America’s Future, 1584 to 2069. L’ouvrage propose une théorie des cycles générationnels. Le premier était un touche-à-tout, à la fois auteur, dramaturge, acteur et directeur de théâtre. Le deuxième était un économiste, historien et auteur. Il a fondé l’institut de recherche Saeculum Research, qui se consacre à des études longitudinales sur les générations. Les deux chercheurs ont réussi à dresser les archétypes générationnels, ces traits communs qui unissent certains profils entre eux, selon le contexte de leur naissance.

• Les prophètes : ces individus naissent pendant une ère élevée, une période de stabilité relative. Ils deviennent souvent des idéalistes et des leaders charismatiques.

• Les nomades : nés pendant un éveil, une période de changement social et spirituel, ils sont généralement pragmatiques et individualistes.

• Les héros : nés pendant une désillusion, une période de scepticisme institutionnel et de repli sur soi, ils sont souvent optimistes et orientés vers l’action.

• Les artistes : nés pendant une crise, ils sont dotés d’une grande adaptabilité et cherchent à réconcilier les divisions sociales et politiques.

Cette vision qu’ils proposent nous permet de discerner des caractéristiques beaucoup plus solides que ces articles entiers sur la « génération moi », qui tiennent plus de l’horoscope que de l’étude sociologique. Ainsi, quand vient le temps d’étudier les comportements d’un groupe générationnel, vous saurez discerner les effets de l’âge et l’époque, et mieux identifier des traits de caractère véritablement liés à une cohorte d’individus partageant un peu la même histoire.

Plutôt que de voir à répétition que la génération des jeunes d’aujourd’hui est « égoïste et connectée », je préférerais lire dans les médias – ou dans les stratégies marketing – qu’il s’agit sans doute d’une génération née en pleine désillusion (politique, économique, médiatique), donc plus sceptique, repliée sur elle-même, mais optimiste et orientée vers l’action – en somme, une génération de héros, selon le vocabulaire de Strauss et Howe.

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