À la veille de mon expédition de rafting sur le fleuve Zambèze, en Afrique, je devrais être parfaitement heureux, mais il y a une part de moi qui est en deuil pour les générations futures.

C’est la vue des gigantesques vagues de ce cours d’eau caché dans le fond d’un canyon entre la Zambie et le Zimbabwe qui m’a attiré à la descente de rivière. À l’âge de 16 ans, j’avais besoin d’intensité dans ma vie. À la place de faire des mauvais coups, je me suis payé un cours de kayak. Trente ans et des milliers de rapides plus tard, mon rêve de visiter cet endroit mythique arrive enfin. Malheureusement, la raison qui m’y mène cette année, c’est l’imminence de la disparition de ce joyau. Un barrage inondera la section sportive du cours d’eau d’ici quelques mois, des années tout au plus. D’ici là, des adeptes du monde entier vont profiter de ce qui sera bientôt disparu à jamais.

En tant qu’aventurier professionnel, je suis aux premières loges du constat des changements que l’humain impose partout sur notre planète. Mes expéditions se déroulent en pleine nature, loin de la civilisation et en milieu extrême. En 2004, le glacier que mon ami et moi avions prévu escalader en Alaska s’était littéralement transformé en lac. En 2020, je roulais à vélo là où la déforestation vivait son plein dans la forêt amazonienne. Là-bas, nos pneus ont fondu à cause de la chaleur. L’année dernière, j’ai rôti sous le soleil de l’Arizona (à 50 ˚C) au mois de septembre avant de remonter le fleuve Colorado anormalement sec jusqu’en Utah.

En 21 ans d’aventures entre l’Arctique et l’Antarctique, j’ai été témoin de nombre de transformations de nos territoires souvent occultées au nom du progrès. Rarement, j’ai brandi la pancarte de l’indigné. Je me contentais de montrer les faits découverts en conférence. À chacun de se faire sa propre opinion.

Certains comportements de l’humain m’ont pourtant amené à me révolter au nom de la nature. Par exemple, lors d’une aventure de survie aux Territoires du Nord-Ouest, j’ai croisé ce chasseur de trophées qui venait d’abattre un énorme bélier en montage afin d’en garder uniquement la peau et les cornes. « Que faire avec cette viande raide ? Moi, je cherche les trophées. Je préfère mes burgers au bœuf », m’a confié ce riche Américain venu gonfler sa liste personnelle. Il valait mieux laisser cette viande au sol et repartir avec l’hélicoptère qui avait rendu sa chasse si facile, insignifiante, injuste…

Au Québec aussi, le rouleau compresseur de notre insatiabilité hypothèque la nature. Au cours des dernières semaines, je crains que les annonces du gouvernement présentent des projets mettant en péril certains de nos joyaux. On voit circuler des cartes de projets hydroélectriques qui n’ont pas l’assentiment du milieu. Un exemple flagrant : les projets potentiels sur la mythique rivière Magpie. Il s’agit de l’une des rivières de descente sportive les mieux cotées au monde selon National Geographic. On ne veut pas d’autres projets sur cette rivière, mais le gouvernement refuse de mettre celle-ci à l’abri de ses plans de production hydroélectrique.

L’opposition est pourtant bien réelle. En septembre, l’Alliance Muteshekau-shipu a annoncé l’inscription officielle du cours d’eau comme Aire du patrimoine autochtone et communautaire (APAC). Pascal Bérubé, député péquiste de Matane-Matapédia, connaît bien le désir du milieu : « C’est l’un des plus grands consensus dans le milieu que j’ai vus. À la fois les Autochtones, les Blancs, le milieu économique… Tout le monde est derrière ce projet-là [de protéger la rivière]1. »

J’ai pagayé sur la magnifique Magpie avant et après l’édification d’un premier barrage à sa fin. Nous avons déjà perdu une première chute et un rapide. La descente est dorénavant écourtée. Si d’autres ouvrages venaient à s’y imposer au cœur du parcours, on pourra définitivement faire une croix sur son caractère sauvage.

Le profil d’une rivière, le niveau des rapides, ses plages, sa faune, ses paysages sont une combinaison unique. J’ai navigué sur des centaines de cours d’eau dans ma vie et croyez-en mon expérience, rares sont les rivières qui rassemblent autant de richesses. On m’interpelle d’Europe pour rendre une expédition là-bas possible.

En 2023, nous devons ajuster nos priorités et nos responsabilités. L’argument économique n’est pas le seul à prendre en compte. Lors de la COP15, notre premier ministre François Legault lui-même s’est engagé à faire passer notre portion d’aires protégées de 17 % (atteint en 2020) à 30 % et à investir 650 millions en ce sens d’ici 2030. Voilà une excellente occasion d’investir sur une ressource à caractère exceptionnel.

Sinon, l’histoire se répétera encore… Il nous restera quelques mois, années tout au plus, pour accueillir des adeptes du monde entier et leur montrer ce que nous nous apprêtons à gâcher… nous aussi.

Lisez l’article « Futur barrage hydroélectrique : la rivière Magpie menacée ? » du Journal de Québec Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue