J’ai ressenti ces derniers temps une étrange et inquiétante impression de déjà-vu.

On parle encore une fois, dans les communautés minoritaires, de déplacer les capitaux hors du Québec. Sur les réseaux sociaux, on parle de façon plutôt irrationnelle d’un nouvel exode des anglophones à l’extérieur de la province.

J’ai reçu de nombreux messages d’étudiants des universités McGill et Concordia, originaires d’autres provinces, qui m’ont grandement interpellé. Ils craignent que leur éducation ne soit en péril après que le gouvernement du Québec eut décidé de presque doubler leurs droits de scolarité, qui passeront d’environ 9000 $ à 17 000 $. Pour la plupart des programmes, ces droits seront parmi les plus élevés du pays pour un étudiant de premier cycle.

Plutôt que d’être réinvestie dans les établissements où elle sera prélevée, l’augmentation des droits de scolarité sera affectée aux universités francophones. Ce qui donne l’impression, à tort ou à raison, qu’il s’agit d’une tentative cynique d’asphyxier les établissements anglophones.

Le gouvernement Legault prétend que la hausse contribuera à freiner le déclin de la langue française à Montréal. Cependant, je crains qu’elle n’ait surtout pour effet de saper l’image cosmopolite de Montréal sur la scène internationale et de décourager les investissements étrangers.

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Lorsque je suis revenu vivre au Québec il y a six ans, après trois décennies à l’étranger, j’ai été frappé de voir à quel point la province avait changé depuis les turbulentes années 1980 et 1990 de ma jeunesse.

À l’époque, certains panneaux d’arrêt de mon quartier de Snowdon à Montréal avaient été vandalisés pour indiquer « arrêt 101 », en référence à la loi 101. Les anglophones d’une certaine génération s’obstinaient à appeler Dorchester Street le boulevard René-Lévesque. De nombreux Montréalais anglophones avaient alors déménagé à Toronto ou y avaient transféré leur argent.

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Un panneau d’arrêt à Montréal, en 1988

Le Québec que j’ai redécouvert en 2017, des décennies plus tard, était un endroit multiculturel et fier de l’être.

Dans les dépanneurs et restaurants de mon quartier majoritairement francophone, le Plateau Mont-Royal, des immigrants de première génération originaires du Viêtnam, du Portugal et du Moyen-Orient – les enfants de la loi 101 – prenaient ma commande dans un français impeccable. Les parents anglophones étaient fiers que leurs enfants parlent couramment le français, car ils savaient que sans cela, ils n’auraient pas d’avenir ici.

Les jeunes, au-delà des frontières linguistiques, semblaient plus déterminés à devenir le prochain Bill Gates québécois qu’à fomenter une révolution. L’industrie montréalaise de la technologie et des jeunes pousses était en plein essor.

Aujourd’hui, cependant, je crains un retour aux batailles culturelles intestines du passé.

De nombreux Québécois bilingues et ouverts sur le monde se demandent à voix haute si eux-mêmes ou leurs enfants ont leur place dans le Québec d’aujourd’hui.

Pendant mes presque 30 années passées à l’étranger comme correspondant pour le New York Times, le Wall Street Journal et le Financial Times, à Paris, Londres, Bruxelles, Istanbul, Prague, Séoul et New York, on m’a souvent parlé d’emblèmes québécois connus de tous : le Cirque du Soleil, les Trudeau (père et fils) et l’Université McGill, l’une des plus prestigieuses au monde.

La décision de la Coalition avenir Québec (CAQ) sur les droits de scolarité menace l’avenir de McGill ainsi que celui d’autres universités reconnues comme Concordia qui contribuent à faire de Montréal la ville internationale qu’il est.

McGill a prévenu que la mesure caquiste entraînerait une forte baisse des inscriptions, qui la priverait de 94 millions de dollars de revenus annuels et l’obligerait à supprimer 700 emplois. Concordia estime pour sa part qu’elle pourrait perdre jusqu’à 90 % de ses étudiants hors province.

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En raison de l’augmentation des droits de scolarité pour les étudiants qui ne sont pas québécois, l’Université Concordia estime qu’elle pourrait perdre jusqu’à 90 % de ses étudiants hors province.

Ce qui est plus inquiétant encore, c’est l’impact de cette décision sur l’économie montréalaise, qui se remet tout juste de son ralentissement pandémique et peine toujours à rattraper Toronto.

Le gouvernement québécois tente d’attirer les investissements étrangers en présentant sa métropole comme une ville d’avant-garde et internationale. Mais pour les investisseurs new-yorkais ou pour les jeunes programmeurs talentueux de Bangalore, des mesures telles que la loi 96 ou l’augmentation des droits de scolarité font de Montréal un endroit nettement moins accueillant, ce qui pourrait nuire à son développement.

Le ministre québécois des Finances, Eric Girard, citant la Banque Nationale, a récemment observé que Toronto est environ 25 % plus riche que Montréal si l’on tient compte du produit intérieur brut par habitant.

Le ministre, qui a relaté cette statistique lors d’un discours devant le Conseil des relations internationales de Montréal en septembre dernier, est lui-même un ancien haut dirigeant de la Banque Nationale et diplômé de McGill. Il a déclaré au McGill News⁠1 qu’il a choisi McGill pour apprendre l’anglais. Il faut également noter que l’Université de Toronto est maintenant classée devant McGill au réputé classement mondial des universités QS⁠2.

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Je comprends que les menaces qui pèsent sur la langue française sont réelles. Il est difficile pour le français de rayonner dans une Amérique du Nord à majorité anglophone, à l’ère de Netflix. Il est également vrai que les touristes américains ne visiteraient pas en masse à Montréal si la ville n’offrait pas un exotisme qui rappelle Paris à quelques dizaines de kilomètres au nord de la frontière.

Je ne suis pas non plus un « angryphone ». Lorsque je pars en voyage, j’écoute les premiers albums en français de Céline Dion – à plein volume – dans la voiture. Le fait d’être bilingue et de parler couramment le français a été un avantage considérable au cours de ma carrière – une aptitude que je dois à mon éducation au Québec et à la décision de mon arrière-grand-père, un marchand de fruits originaire de Lettonie, d’émigrer à Montréal en 1920.

Néanmoins, je crains que le fait de donner l’impression d’un Québec forteresse sur la scène mondiale ne nuise à l’avenir de la province pour tous les Québécois, que leur langue maternelle soit celle de Shakespeare ou celle de Molière.

*Dan Bilefsky, auteur et journaliste installé à Montréal, a été correspondant du New York Times pendant 18 ans.

1. Lisez l’article sur le site du McGill News (en anglais) 2. Consultez le classement des universités QS (en anglais) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue