À l’âge de 30 ans, avec une base très mince en français, sans programme de francisation, peut-on apprendre la langue commune assez bien pour s’intégrer pleinement à la vie montréalaise ? Moi, je l’ai fait, même si, à l’école, j’étais nul en français et même si, quand j’ai quitté Belfast, en Irlande du Nord, j’ignorais même l’existence du Québec.

Paradoxalement, mon parcours vers le français a débuté dans une petite ville très anglophone, au fond de l’Ontario rural. Par pur hasard, les deux seuls Québécois francophones en ville étaient des collègues et nous sommes devenus amis. Invité à souper chez eux, je fus surpris d’entendre parler le français autour de la table. Intrigué par cette réalité parallèle nommée Québec, j’ai décidé d’y tenter ma chance et, à l’été 1978, je suis parti pour de bon.

Avec l’encre de la Charte [la loi 101] encore humide, je savais que je devais apprendre le français et c’est exactement cela que j’ai fait, sur le tas, sans prof, ni cours, ni manuel de grammaire, ni dictionnaire. Je louais un logement près de la manufacture de tabac où je travaillais, au coin des rues Ontario Est et D’Iberville, je consommais télévision et films, chansons et romans en français ; j’allais même à la messe du dimanche pour forcer mon cerveau à « mapper » les prières en français dans leur version anglaise que je connaissais par cœur.

Une méthode autodidacte

Puis, après deux ans, je me suis fait une blonde et mes connaissances en français ont fait un bond en avant. Outre ma blonde, certains voisins m’ont aidé. Une voisine ornithologue m’a appris que le grand oiseau qui volait en cercle au-dessus n’était pas un aigle, mais un urubu à tête rouge. Un voisin m’a expliqué le terme « syncope », ayant lui-même « syncopé » ; un autre voisin, diplômé en « sciences po », a suggéré que « autarcie » était un terme plus juste que « autosuffisance ».

Finalement, en trouvant dans un roman les mots, les brins de grammaire et les expressions qui m’étaient inconnus, je cherchais leur sens dans un dico ou dans une grammaire.

J’évalue mes progrès par des moyens très pratico-pratiques. À la Cour des petites créances, la juge a compris parfaitement mon témoignage. Les personnes qui reçoivent mes courriels disent qu’ils sont plus concis et plus lisibles qu’avant. Un mot gentil, mais ferme à l’intention d’un voisin et je n’entendais plus le sifflement aigu de sa douche après 22 h.

Un terme qui m’est inconnu capte tout de suite mon attention dans le babil de la télé : « bagou » (Catherine Dorion), « béni-oui-oui » (Claire Samson), « satané virus ! » (Patrice Roy). Mes expressions « à chaque jour suffit sa météo », « je suis un Montréalable » font sourire les voisins. Finalement, il n’y a pas si longtemps, j’ai rêvé que j’étais dans un café. Au comptoir, j’ai demandé au barista : « Tu n’aurais pas par hasard le journal d’aujourd’hui ? » Il m’a répondu « si » et m’a passé le journal.

Bref, apprendre tout seul est possible, et pour certains, comme moi, c’est probablement préférable. Il y a 45 ans, dans le tourment de l’intégration, dont les vicissitudes ne finissaient plus, des cours magistraux, avec curriculum, prof et évaluations auraient pu me faire tout lâcher. Je suis content d’avoir fait cavalier seul : après tant d’années, je continue d’apprendre, avec plaisir et à tous les jours, ma bien-aimée langue d’adoption.