À l’approche du 8 mars, j’assiste à la première du plus récent film d’Anne Émond, Lucy Grizzli Sophie, dans le cadre des Rendez-vous Québec Cinéma. Enfoncée dans mon siège, je reçois ce film comme un coup. Le coup du miroir. Le coup du reflet.

Dans le scénario de Catherine-Anne Toupin, dans les scènes puissantes et poétiques tournées par Anne Émond, je retrouve l’écho de ce que je vis depuis plus de 10 ans. Moi, comme tant d’autres féministes, qui recevons, dans nos messageries, parfois dans nos boîtes postales, des phrases remplies de fiel. Des attaques vulgaires. Des insultes contre notre travail. L’expression de la rage et de l’agressivité sexuelle. Et aussi, des menaces, régulièrement : on nous regarde, on nous surveille, on nous traque.

Au moment où le film d’Anne Émond entame sa carrière en salle, je suis plongée dans l’autobiographie de la féministe Shere Hite, un ouvrage écrit depuis sa demeure européenne après son exil des États-Unis. Vedette immense dans les années 1970 et 1980, auteure de nombreuses études dans la foulée de son célèbre ouvrage, Le rapport Hite, Shere Hite est devenue la cible d’une haine qui l’a amenée à quitter son pays.

Il faut visionner le documentaire récent de Nicole Newnham, The Disappearance of Shere Hite (« la disparition de Shere Hite »), pour mesurer la haine dont l’autrice a été l’objet après avoir révélé l’insatisfaction des femmes enfermées dans des relations de couple décevantes.

C’est à ce moment-là que les médias et les membres du public ont véritablement commencé à s’en prendre à elle : on l’a accusée de manquer de méthodologie, on l’a accusée de haine envers les hommes, on lui a fait payer le fait de s’être intéressée à la sexualité – aux rôles genrés en général et aux hommes en particulier. Dans un scénario semblable à celui du viol où la victime se trouve culpabilisée, cette violence dont Shere Hite est devenue l’objet, elle l’avait cherchée.

Les évènements qui ont suivi le témoignage d’Anita Hill devant le Congrès américain contre le futur juge à la Cour suprême Clarence Thomas, qu’elle accusait de harcèlement sexuel, ont été un choc pour Shere Hite : ils lui ont permis de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Les insultes, les menaces, l’intimidation. Le mépris, la haine, la misogynie. Et surtout, l’antiféminisme. Dans le documentaire de Nicole Newnham, on la voit se rebeller contre la manière dont certains et certaines journalistes cherchent à la prendre au piège : on l’attaque, on la met au pied du mur jusqu’à ce qu’elle résiste, ose s’affirmer, se mette en colère. Et pendant ce temps, la caméra continue à tourner. La prise sera la bonne ! Le bonheur de donner à voir, à l’écran, une féministe enragée !

Une violence banalisée

Si j’écris aujourd’hui, à la veille de cette journée internationale des droits des femmes sur le thème « Ça gronde » (choisi par le Collectif 8 mars), c’est parce que cette violence-là, le plus souvent sans nom et sans visage, continue à être banalisée. Et ce, malgré les documentaires qui l’abordent (dont Je vous salue salope, de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist) et les témoignages qu’on en fait régulièrement. Si le film d’Anne Émond est d’une efficacité redoutable, c’est parce que réalisatrice, scénariste, actrice… toutes ensemble, elles regardent la question de front, nous invitant à nous mettre à la place des femmes et des féministes victimes de cyberintimidation.

PHOTO FOURNIE PAR SPHÈRE FILMS

Catherine-Anne Toupin, Guillaume Cyr et Lise Roy dans une scène de Lucy Grizzli Sophie

Je n’ose pas écrire longuement sur le film pour ne pas le divulgâcher, mais je partagerai mon souhait qu’il soit vu par le plus grand nombre, parce que la cyberintimidation est un enjeu de santé publique. La santé de toutes celles qui, sous prétexte qu’elles sont féministes, sont l’objet d’attaques.

Qu’il s’agisse de chroniques et de commentaires dans les journaux, d’inconnus sur les réseaux sociaux ou d’anonymes dans le courrier privé, ces mots, ces phrases pourrissent nos vies, s’impriment sur notre rétine, atteignent nos corps, contaminent notre pensée.

Parce que la « petite perruche », « pauvre féministe ultra-idiote », « pleureuse », « folle », « frustrée », « enragée », celle à qui on écrit qu’elle a « la cervelle dans le trou », celle qu’on met en garde : « fais bien attention, we watch you »… c’est moi. Les messages que je reçois s’accumulent quelque part au fond de mon ordinateur, comme des pièces à conviction. Des messages comme ceux qui ont envoyé Shere Hite en exil loin de son pays. Des messages comme ceux qui résonnent dans Lucy Grizzli Sophie.

Qu’on ne me réplique pas qu’il ne faut pas lire ces messages. Qu’on ne m’explique pas qu’il s’agit de cas isolés, de personnes troublées, que ce n’est pas grave. Qu’on ne me dise pas de les ignorer. Qu’on ne me fasse pas croire que ce n’est pas ancré dans la réalité. Parce que cette violence-là, sans nom et sans visage, existe pour vrai, et elle a pour objectif de nous entamer. Petit à petit, coup après coup, intimider suffisamment pour peut-être, un jour, arriver à nous faire taire. Qu’on cesse de parler. Que la rumeur féministe ambiante enfin disparaisse.

Un jour, je me dis que je ferai quelque chose de ces messages, comme Shere Hite dans un récit autobiographique, ou Catherine-Anne Toupin et Anne Émond dans un film.

Mais en attendant, je demande qu’on ne reste plus seules devant ces mots. Qu’on ne reste plus seules devant la haine.

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