L’auteur réplique à la chronique « Orgueil et culpabilité » d’Yves Boisvert⁠1

Dans sa chronique du 14 mars, Yves Boisvert revenait sur la saga de l’ex-juge Jacques Delisle. Le chroniqueur écrivait : « Peut-être parce qu’on lui avait trop dit que sa prétention et son orgueil, notoires, le rendraient antipathique aux 12 citoyens entre les mains de qui la loi avait remis sa vie. Mais un jury ne condamne pas un homme à l’emprisonnement à perpète parce que sa tête ne lui revient pas. Il écoute la preuve, soupèse les éléments, met ça dans sa balance mentale et regarde s’il subsiste un doute raisonnable. »

Autrement dit, les propos du chroniqueur suggèrent que le processus de prise de décisions des jurés est rationnel, objectif et exempt de stéréotypes. Toutefois, la littérature scientifique sur le sujet brosse un tout autre portrait.

Dans les systèmes de justice accusatoire, au Canada, aux États-Unis et en Australie, par exemple, les plaignants et les accusés témoignent d’ordinaire en personne. Ils expliquent au tribunal ce qu’ils ont vu, ce qu’ils ont entendu. Les jurés (lors de procès devant jury) doivent alors évaluer la crédibilité des témoins, laquelle joue sur le poids accordé à leurs explications et, souvent, sur l’issue du procès. Voilà l’endroit où la « tête d’un accusé », pour le dire ainsi, peut influencer l’issue d’un procès. Pourquoi ?

Des décennies de recherche montrent très bien l’impact du comportement non verbal sur les interactions de tout un chacun. Par exemple, les expressions faciales peuvent jouer sur l’établissement d’un lien de confiance. Voilà pourquoi un policier qui montre de l’empathie et de l’écoute risque d’obtenir davantage d’informations, et de plus grande qualité, d’un témoin. Même chose pour un médecin à l’endroit d’un patient.

Les caractéristiques physiques, elles aussi, peuvent jouer. Par exemple, certaines personnes, du simple fait de leurs caractéristiques faciales, peuvent être perçues comme étant plus ou moins dignes de confiance, plus ou moins honnêtes.

Il importe de le préciser : il s’agit d’une perception, mais qui, néanmoins, a un impact bien réel. Les contextes sont nombreux. L’un d’eux, les tribunaux, est peu connu, peu discuté, mais fait pourtant l’objet d’une riche littérature scientifique. Je travaille sur le sujet depuis plus de 10 ans.

Lorsque des témoins s’expliquent au tribunal, devant les jurés, le fond de leurs propos est évalué. Par exemple, leurs récits sont-ils cohérents ? Mais il y a plus. La forme de leurs propos, elle aussi, est évaluée. Par exemple, le témoin est-il hésitant ou nerveux ?

L’influence du comportement non verbal des témoins est d’ailleurs reconnue par le plus haut tribunal de différents pays, notamment le Canada, les États-Unis et l’Australie. Or, les stéréotypes quant au comportement non verbal sont nombreux. Par exemple, un témoin honnête peut, lui aussi, être hésitant et nerveux. L’hésitation et la nervosité ne sont pas des signes fiables de mensonge, malgré la croyance du public à l’effet contraire.

Mais dans un procès, lorsque des témoins sont hésitants et nerveux, et que les jurés croient (erronément) y voir des signes fiables de mensonge, la crédibilité des témoins peut être affectée négativement. Autrement dit, en l’absence d’autres preuves, lorsque la crédibilité des témoins détermine l’issue d’un procès, la forme de leurs propos peut jouer sur l’issue d’un procès.

Évidemment, pas dans tous les procès. Mais cette possibilité n’est pas négligeable. Après tout, dans certains jugements écrits, parfois, l’influence du comportement non verbal des témoins est décrite sans ambiguïté.

Le fait d’apparaître prétentieux, orgueilleux, quant à lui, pourrait-il jouer sur l’issue d’un procès ? Les propos d’Yves Boisvert sont catégoriques. Non. Toutefois, la recherche scientifique sur le sujet brosse, là encore, un tout autre portrait. Des chercheurs montrent, par exemple, que paraître impassible, sans émotion, peut jouer sur l’issue d’un procès. Même si aucun comportement non verbal n’est un indicateur fiable de culpabilité.

Évidemment, personne ne souhaite que des stéréotypes influencent les tribunaux. Le processus de prise de décisions des jurés devrait être rationnel, objectif. Toutefois, l’irrationnel et la subjectivité font partie de la nature humaine. Il n’est pas question d’incompétence, il n’est pas question de mauvaise foi.

Peut-on améliorer la situation ? Sans doute. D’abord en reconnaissant l’influence de l’irrationnel et de la subjectivité lors de procès, puis en éduquant les juristes, ceux d’aujourd’hui et de demain, et peut-être surtout en évitant les propos catégoriques allant à l’encontre de décennies de recherche.

1. Lisez la chronique « Orgueil et culpabilité » d’Yves Boisvert Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue