Eva, droguée, prostituée, vit dans un hôtel miteux. Elle est pauvre, complètement paumée. Pierre est un client. Il est riche. Il aime sillonner les rues à la recherche d'une prostituée. C'est la chasse qui l'allume. Portrait d'un Montréal glauque.

Elle s'est assise par terre dans son salon, le journal étalé devant elle. Elle a parcouru la section sur les agences d'escortes dans les petites annonces, puis elle a décroché le téléphone. Elle avait une question: ça paie combien. «Trente dollars pour une fellation et 45$ pour un complet avec pénétration, lui a répondu le type de l'agence. Tu peux commencer demain.»

Le lendemain, elle rencontrait son premier client. Elle n'en a gardé aucun souvenir. Par contre, elle se souvient parfaitement de sa détresse le jour où elle a épluché les annonces à la recherche d'une agence d'escortes et elle se rappelle ce qu'elle s'est dit à cet instant précis : «Ils vont payer pour mon cul, ils ne l'auront pas gratuit!»

Au début, c'était l'euphorie. L'argent rentrait : 700$-800$ par jour. «J'en faisais des monsieurs, une douzaine par jour, raconte Eva. Je ne prenais pas encore de drogue, je nageais dans l'argent.»

Elle résistera un mois avant de toucher à la drogue. C'était en 1997. «Les filles m'ont fait connaître ça, dit-elle. J'étais très, très naïve.»

Commence alors une chute vertigineuse. Onze ans plus tard, elle se retrouve dans une petite chambre d'un hôtel de passe au coeur de la Main à Montréal. Elle a tout perdu : la garde de ses cinq enfants, sa dignité, ses amis. Elle a coupé les ponts avec sa mère et sa soeur. Elle est seule. Il ne lui reste que ses clients, le crack et sa chambre étriquée dans un hôtel minable.

C'est là que j'ai rencontré Eva. 37 ans, jolie, visage anguleux, yeux bleus, taille de guêpe. Elle est assise sur son lit. Toute sa vie se déroule entre les murs de cette chambre. C'est ici qu'elle reçoit ses clients qu'elle racole dans la rue, ici qu'elle fume son crack et qu'elle pleure l'absence de ses enfants dans ses rares moments de lucidité.

Il n'y a aucune décoration sur les murs, aucune photo sur les meubles, aucun objet personnel. Un lavabo, un couvre-lit fleuri aux couleurs fanées et une fenêtre qui donne sur les néons de la rue Sainte-Catherine.

Elle travaille seule. «Si je ne file pas ou si je me sens menacée, je n'ai personne pour me protéger.»

***

Elle avait 8 ans lorsque son beau-père l'a agressée sexuellement la première fois. Il l'attirait dans son lit. Elle était nue. Il lui disait que c'était un jeu, qu'elle était sa maîtresse.

Il l'a agressée pendant quatre ans.

«Il était violent physiquement et psychologiquement, raconte Eva. Quand j'échappais une fourchette, il me donnait une volée. J'avais peur de lui. À l'école, j'avais des nausées. J'étais en dépression juvénile. Ça m'a démolie.»

Elle voulait désespérément une vie normale. «Avec un mari, des enfants et une maison», précise-t-elle. À 16 ans, elle s'est jetée à la tête du premier homme prêt à l'aimer. À 18 ans, elle s'est mariée. À 26, elle avait déjà trois enfants. Elle travaillait comme infirmière.

Mais sa vie rêvée a vite tourné au cauchemar. Le prince charmant était violent. «C'était un joueur, un manipulateur et un profiteur», dit-elle.

Elle l'a quitté pour tomber aussitôt dans les bras d'un autre homme. Un prince charmant, un vrai. «Il m'encourageait, il était fin, mais j'ai saboté la relation. Je l'ai trompé et il m'a quittée. Après son départ, j'ai fait une dépression majeure et je suis entrée en psychiatrie.»

Elle a fait une tentative de suicide et elle a renoncé à la garde de ses enfants.

Lorsqu'elle est sortie de l'hôpital, elle s'est retrouvée seule chez elle, dépressive, fragile. C'est là qu'elle s'est assise par terre dans son salon et qu'elle a ouvert le journal et parcouru les petites annonces à la recherche d'une agence d'escortes.

***

Eva ne va pas bien. Une mauvaise toux déchire sa gorge. Elle perd 10 livres par mois. Elle a l'hépatite C.

Elle prend des risques. «Si un client me dit qu'il est propre et qu'il ne veut pas de condom, j'accepte, mais je lui charge 20$ de plus», raconte-t-elle.

Pendant les 10 années où elle s'est prostituée, Eva a eu deux autres enfants. Eux aussi, elle les a perdus. Ils ont été confiés à la DPJ.

Elle s'ennuie de ses deux petits qu'elle n'a pas vus depuis septembre. Ils ont 1 an et 3 ans. Deux garçons. Elle enfouit son visage dans ses mains et pleure, les épaules secouées par des sanglots. Elle prend de grandes respirations pour retrouver son souffle.

«C'est tout ce qu'il me restait. Mes deux petits. Je n'ai même pas de photos d'eux. J'ai essayé de m'en sortir, j'ai fait des thérapies, mais ça n'a pas marché. J'ai été diagnostiquée borderline.»

Elle a fait plusieurs tentatives de suicide.

«Je n'ai plus rien pour m'accrocher. Pourquoi j'essaierais de m'en sortir ? Pourquoi ? demande-t-elle. Je fais un client, puis je fume du crack, et après je recommence : un client, du crack, un client, du crack. Je dépense 400$ par jour en crack.»

«Je suis tout le temps gelée parce que je ne veux pas penser. C'est la seule chose qui me retient dans la vie.»