Le 8 avril dernier, Dan Watman, un jeune homme de San Diego, est monté à bord d'un autobus municipal, a descendu à la fin du trajet et a roulé 8km à vélo jusqu'à la frontière mexicaine.

Des hélicoptères de l'armée américaine bourdonnaient au-dessus de sa tête. D'immenses VUS blanc et vert des Border Patrol, les agents frontaliers, circulaient sur les routes de terre battue, donnant à l'endroit l'ambiance d'une zone militaire. Dans un stationnement isolé, Dan Watman a rejoint un groupe qui a marché durant une demi-heure sur un sentier à travers un champ marécageux pour atteindre sa destination: Friendship Park, sans doute le parc le plus difficile d'accès en Amérique.

«Le parc était méconnaissable, dit M. Watman, qui est professeur d'espagnol dans un collège de San Diego. D'habitude, c'est un endroit paisible. Ce jour-là, il y avait des bulldozers et des camions partout.»

M. Watman est passé à l'action. Il s'est planté au centre du parc, à l'endroit où des grues et des bulldozers érigeaient trois murs parallèles hauts de 5 mètres sur la frontière mexicaine

M. Watman tenait une affiche de carton sur laquelle il avait écrit «MAKE FRIENDS».

Les travaux ont stoppé. Des agents sont arrivés et lui ont ordonné de quitter les lieux. M. Watman a refusé.

Au bout d'une heure, les autorités fédérales lui ont passé les menottes et l'ont emmené de force à bord d'un camion blindé. Des agents ont également confisqué la carte-mémoire de la caméra vidéo d'un supporter qui filmait la scène.

Les bulldozers ont repris leur travail. M. Watman a été accusé d'avoir fait intrusion dans une zone contrôlée par le gouvernement fédéral.

«Mon geste était symbolique, mais je voulais envoyer un message, dit-il. Je dois bientôt aller en cour, mais ça m'est égal. Je ne pouvais pas me taire devant ce qu'ils sont en train de faire au parc.»

Endroit unique

Friendship Park comprend plusieurs tables de pique-nique, quelques vieux chênes qui font de l'ombre, et offre une vue saisissante de l'océan Pacifique. Mais ce qui rend l'endroit unique n'est pas son emplacement bucolique: le parc, de forme circulaire, est coupé en son centre par la frontière avec le Mexique.

Depuis des décennies, des familles séparées par les lois sur l'immigration viennent passer du temps le long de la grille haute de quatre mètres qui sépare les deux pays. Des vendeurs de tamales et de tacos font des affaires au Mexique comme aux États-Unis, passant leurs mets entre les larges barreaux d'acier.

Dan Watman, lui, a lancé un projet peu orthodoxe: organiser des activés culturelles pour les gens des deux côtés du mur. Au fil des années, il y a donné des cours d'espagnol et d'anglais, des séances de lecture et même des leçons de surf, les participants dévalant les vagues de chaque côté de la frontière, qui s'étend sur 3169km à travers le continent.

«Les activités sont très suivies, dit-il. On peut avoir entre 20 et 150 personnes des deux côtés de la clôture.

Le Friendship Park a été inauguré en 1971 par la femme du président Nixon, Patricia, qui l'a décrit comme un symbole de paix et de fraternité entre les peuples. Ce jour-là, Mme Nixon avait demandé que des employés coupent le fil de fer qui marquait la frontière, afin qu'elle puisse aller embrasser des bébés du côté mexicain. «Je souhaite de tout mon coeur que cette clôture soit un jour démantelée, a-t-elle dit, et que nous puissions vivre dans l'harmonie.»

Dan Watman a quant à lui commencé à fréquenter le parc il y a cinq ans. Il avait l'habitude d'emmener ses élèves en visite à Tijuana, à quelques minutes de route de San Diego. En 2004, les agents frontaliers ont exigé qu'il remplisse tous les formulaires de douane nécessaires pour faire cette visite, qui auparavant était organisée spontanément.

«C'était interminable. Ces formulaires étaient complexes. Tout ça pour une simple visite d'une journée.»

C'est à ce moment qu'il a eu l'idée de d'emmener ses élèves au Friendship Park, une activité qui a été appréciée, dit-il. «La rencontre a été extraordinaire. Les élèves ont aimé cela. Ils posaient toutes sortes de questions sur la vie au Mexique aux gens de l'autre côté. C'était touchant de voir autant d'interactions, et aussi de voir à quel point les jeunes Américains connaissent peu de choses sur la vie au Mexique.»

Au bout de quelques visites, M. Watman a formé un groupe, Border Meetup, et se rendait une douzaine de fois par été à la frontière, avec des bénévoles et des gens intéressés. Il y a organisé plusieurs activités d'échange, comme des lectures de poésie, des cours de yoga, des séances de salsa, suivies des deux côtés de la clôture.

Des activités banales, mais qui poussent souvent les participants à faire des découvertes étonnantes, dit-il.

«Bien des Américains sont surpris d'entendre un Mexicain dire qu'il aime vivre au Mexique, avec sa famille, et qu'il ne cherche pas à immigrer aux États-Unis. Les Américains sont aussi souvent étonnés de parler à des Mexicains qui sont en vacances et qui visitent la région frontalière. Pour eux, c'est difficile de concevoir que des Mexicains peuvent avoir le luxe de faire du tourisme.»

Les Mexicains, eux, disent être humiliés par le mur, symbole pour eux de l'arrogance et du sentiment de supériorité qui anime les Américains. « Dans nos discussions à travers la clôture, plusieurs Américains témoignent de leur dégoût pour le mur. Ça surprend toujours les Mexicains. Pour eux, tous les Américains sont racistes et arrogants. Ça leur donne tout un choc que voir que des Américains sont gentils avec eux et intéressés à leur parler. »

Surveillance accrue

Aujourd'hui, le parc est fermé au public et surveillé par des agents frontaliers qui passent la journée à l'air climatisé, dans leurs véhicules de patrouille stationnés entre les tables de pique-nique. Tout contact avec les gens de l'autre côté du mur est interdit.

John Fanestil, un prêtre méthodiste qui habite San Diego, a pris l'habitude d'aller célébrer la messe en plein air chaque dimanche au Friendship Park. Ce printemps, lui et son groupe se sont butés à un groupe d'agents frontaliers armés qui leur ont ordonné de rebrousser chemin.

«J'ai célébré la messe quand même, à l'extérieur du parc. Quand j'ai voulu m'approcher de la clôture pour donner l'Eucharistie, ils m'ont arrêté et passé les menottes.»

M. Fanestil a été relâché plus tard, et aucune accusation n'a été portée contre lui. Aujourd'hui, il craint de retourner au parc. «Le parc a été construit sur le lieu de la première rencontre entre les Américains et les Mexicains après la guerre, au milieu du XIXe siècle. C'est le point de naissance de la frontière, c'est un endroit qui symbolise notre relation avec nos voisins. C'est inacceptable de voir cet endroit violé et dénaturé. Il faut trouver un compromis.»

Ces jours-ci, le groupe de défense de Friendship Park récolte des signatures d'élus et de citoyens de la région afin d'envoyer une lettre ouverte au président Obama. Le nouveau grand patron de la frontière, Alan Bersin, nommé par Obama, a déjà parlé de Friendship Park comme d'un endroit symbolique important.

«C'est un parc qui a une longue histoire. Je ne suis pas fermé à l'idée qu'un endroit puisse symboliser une plus grande ouverture entre nos deux pays», a-t-il récemment confié.

Depuis l'arrivée des démocrates au pouvoir, toutefois, la construction du mur s'est poursuivie, et rien ne semble indiquer qu'une révision de cette mesure soit en cours. Barack Obama ne s'est pas exprimé publiquement au sujet du mur. Son attention semble plutôt accaparée par la réforme des lois sur l'immigration, une question à laquelle il a promis de s'attaquer cette année.

Coûte que coûte, M. Watman et ses compagnons continuent de visiter les environs du parc. Cet été, ils ont même organisé une conversation silencieuse avec les gens du côté mexicain: séparés par plusieurs centaines de mètres, les deux groupes ont communiqué en langue des signes grâce à deux interprètes qui suivaient les gestes l'un de l'autre à l'aide de jumelles.

«Le parc est important pour les gens, et c'est un problème qui ne partira pas en fumée, dit M. Watman. Les gens ici sont engagés et sentent qu'ils sont en train de perdre une chose précieuse et rare. Nous allons nous battre jusqu'à ce que le parc redevienne un lieu d'échange et de rencontre. C'est notre objectif.»

La frontière Américano-mexicaine en chiffres

3169km: Longueur de la frontière existante.

930km: Longueur du mur déjà construit  (janvier 2009).