Le rugby n’a peut-être pas la portée internationale du soccer. Mais son impact géopolitique n’en est pas moins réel. Au moment où la Coupe du monde du ballon ovale se tient en France jusqu’au 28 octobre, La Presse discute sport et pouvoir de convaincre (soft power) avec Carole Gomez, autrice du livre Le rugby à la conquête du monde.

On parle souvent du soccer (football) comme d’un outil géopolitique, mais beaucoup plus rarement du rugby. Pourquoi, selon vous ?

La première explication, c’est que le foot est le sport le plus mondialisé et donc, il y aura forcément des échos plus importants. Une autre explication, c’est que le football se développe depuis le XIXe siècle. Dans le cas du rugby, c’est beaucoup plus récent. Il n’y a que 132 fédérations nationales dans le rugby et donc moins d’acteurs qui prennent part aux enjeux. Statistiquement, le nombre de situations géopolitiques complexes se pose moins.

Pourquoi le rugby ne s’est-il pas mondialisé autant que le football ?

C’est lié aux inventeurs de ce sport-là. Les Britanniques étaient assez réticents à une institutionnalisation du sport. La première Coupe du monde n’est organisée qu’en 1987, c’est relativement tardif. Il y a aussi la question de la professionnalisation, qui est arrivée tard. Historiquement, le rugby était un sport pratiqué par une élite qui n’avait pas besoin de subsides.

Cet élitisme explique-t-il aussi certaines choses ?

Le football s’est développé par les ports grâce à la marine marchande. Il a rapidement été pratiqué par tout le monde. Ce n’est pas le cas du rugby, qui passait plutôt par les collèges et les affaires. C’est comme ça que le sport s’est développé au Japon, en Nouvelle-Zélande, aux Fidji. Il est arrivé dans des valises d’étudiants qui étaient partis faire leurs études au Royaume-Uni.

Pourquoi s’est-il implanté dans certaines colonies britanniques et pas dans d’autres ? Pourquoi en Nouvelle-Zélande, mais pas en Inde ou au Canada ?

Dans certains pays de culture hindoue, il y a peut-être le fait que le ballon est en cuir et comme on le touche avec les mains, ça peut expliquer cette réticence. Pour le Canada, je vous trouve sévère. Votre pays a quand même été présent à neuf reprises sur dix éditions de la Coupe du monde et l’équipe féminine de XV est dans le top 5 mondial. Maintenant, pourquoi la greffe prend-elle dans certains pays et pas dans d’autres ? Je n’ai pas de réponse. Pour la Nouvelle-Zélande en revanche, ça s’explique. Il y avait une ressemblance importante avec un jeu maori et les populations ont tout de suite accroché. Il y a aussi qu’à l’époque, on prenait tout le monde dans l’équipe, quel que soit le gabarit ou la vitesse. Ça permettait sur un même terrain d’avoir des agriculteurs, des bûcherons, des instituteurs, des médecins. Ça rassemblait l’ensemble de la société. Ça permettait à la population néo-zélandaise de se retrouver en un seul endroit et de faire corps.

Le rugby comme vecteur d’unité nationale…

Oui, il y a divers cas de figure où le rugby a permis de souder son pays ou plusieurs pays. Je pense entre autres à l’équipe d’Irlande, qui réunit des joueurs d’Irlande du Nord et de la République d’Irlande, malgré les tensions persistantes entre catholiques et protestants.

Ou à l’Afrique du Sud, et sa fameuse nation arc-en-ciel, dont l’histoire est racontée dans le film Invictus…

Ce film est romancé, idéalisé. Mais il n’en demeure pas moins que c’est quelque chose qui a marqué l’histoire du pays. Tous les problèmes n’ont pas été réglés après cette victoire à la Coupe du monde en 1995. Les difficultés politiques et sociales sont restées extrêmement fortes. Mais ça a permis le grand retour de l’Afrique du Sud dans la communauté internationale après la fin de l’apartheid. Ça a aussi permis de montrer une image extrêmement positive du pays, avec des stades remplis et ce symbole très fort de Nelson Mandela qui porte le maillot de l’équipe nationale, alors que ce sport était encore pratiqué très largement par les Blancs. Invictus a permis de démocratiser cette histoire et de montrer comment le sport pouvait avoir un impact bénéfique sur une nation.

PHOTO ROSS SETFORD, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Nelson Mandela et le capitaine de l’équipe sudafricaine, champion de la Coupe du monde de rugby de 1995

On parle souvent de la « diplomatie du sport » quand on parle du Mondial de soccer. À savoir qu’il y a des enjeux politiques sous-jacents au tournoi. Est-ce le cas dans cette Coupe du monde de rugby ?

On s’attendait à des tensions entre l’Argentine et l’Angleterre, à cause de leur passif [la guerre des Malouines]. Ce n’est pas arrivé. En fait, il y a eu peu d’anicroches géopolitiques jusqu’ici. C’est peut-être que la Coupe du monde de rugby est en réalité une compétition assez fermée. Il n’y a que 20 équipes qui participent et on se retrouve souvent avec les mêmes, des pays où il n’y a pas de tensions géopolitiques importantes. Vous n’allez pas avoir un Russie-Ukraine, par exemple. La Russie a été qualifiée à deux reprises pour la Coupe du monde, mais l’Ukraine ne s’est jamais qualifiée.

Ce club sélect peut-il s’élargir ?

Il y a cette volonté. Les Américains ont de plus en plus d’intérêt. La Coupe du monde féminine et masculine sera organisée aux États-Unis en 2031. On a aussi vu des pays qui sont très loin de la culture du rugby s’intéresser de plus en plus à ce sport. On pense au Qatar, où il y a eu des rumeurs sur une potentielle organisation de la Coupe du monde. Ou à l’Arabie saoudite, qui pourrait potentiellement l’organiser en 2035.

Par intérêt économique ou géopolitique ?

Les deux. Géopolitique, parce que ça permet de continuer à développer la diplomatie sportive. Économique, parce que ça permet d’attirer de nouveaux commanditaires, de créer des liens avec des pays de manière plus informelle. C’est toujours compliqué quand on parle de diplomatie sportive. On voit les efforts déployés, les sommes investies, mais il est extrêmement difficile de chiffrer ses impacts. Est-ce que ça marche ? Est-ce qu’il y a un retour sur investissement ? Difficile de répondre de manière pleine et entière. Difficile de mesurer l’effet et les retombées de soft power