(Paris) Trente années de lutte, ponctuées d’une défaite, puis l’anéantissement. La dissolution annoncée de la République autoproclamée du Haut-Karabakh, source de décennies de tensions entre Arménie et Azerbaïdjan, laisse Erevan en première ligne face à des menaces multiples et peut-être existentielles.

Double jeu russe

Plus de 80 000 des 120 000 habitants du Karabakh s’étaient déjà réfugiés en Arménie jeudi soir. Un exode qui « s’effectue sous l’œil complice de la Russie », critique Paris. Erevan accuse Moscou, son protecteur naturel, de l’avoir abandonné face à l’Azerbaïdjan, ce que nie le Kremlin.

La Russie avait déployé il y a trois ans une force de maintien de la paix dans ce territoire après une brève attaque de l’Azerbaïdjan. Mais ses troupes n’ont pas bougé lors de la dernière offensive-éclair de Bakou.

Et Moscou, après avoir loué l’« héroïsme » de ses militaires, s’est borné jeudi à « prendre acte » de l’annonce de l’autodissolution historique.

Entre une Arménie faiblement peuplée (3 millions d’habitants), pauvre et isolée diplomatiquement et un Azerbaïdjan en croissance, enrichi par ses hydrocarbures et renforcé militairement, la Russie a définitivement pris le parti du second, estiment des analystes.

Alors qu’Erevan, en réaction, a décidé de voter rapidement la ratification du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), qui a lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, le Kremlin l’a mis en garde contre une décision « extrêmement hostile ».

La Russie, soucieuse de surveiller son pré carré qu’est le Caucase, veut aussi « garder la frontière sud de l’Arménie » avec l’Azerbaïdjan, assure le président de la Commission des Affaires étrangères française, Jean-Louis Bourlanges.

Pour cela, Moscou dispose d’un « atout », estime l’expert du centre Carnegie Europe Thomas de Waal : l’accord de cessez-le-feu arméno-azerbaïdjanais signé sous sa férule en novembre 2020 prévoit que le contrôle des transports entre l’Azerbaïdjan et l’enclave du Nakhitchevan soit exercé par des gardes-frontières russes, rappelle-t-il au magazine Foreign Affairs.

Menace turco-azerbaïdjanaise

Complexité héritée de l’URSS, le Nakhitchevan, République autonome enclavée entre l’Arménie, la Turquie et l’Iran, est rattaché à l’Azerbaïdjan depuis 1923, mais sans continuité territoriale avec Bakou.

Situé dans le sud de l’Arménie, le corridor de Zangezour permettrait de relier l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan et à la Turquie. Il est convoité tant par l’Azerbaïdjan que par la Turquie au nom du panturquisme, une idéologie aspirant à « la marche vers la mer Caspienne de l’ensemble turc », ou turco-azerbaïdjanais, et qu’importe la « souveraineté arménienne », explique le député Bourlanges.

Lundi, quelques jours après la guerre éclair remportée par l’Azerbaïdjan, c’est au Nakhitchevan que le président turc Recep Tayyip Erdogan, grand allié de Bakou, et son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliev se sont retrouvés.

Depuis peu, le président Aliev qualifie ainsi le Sud arménien d’« Azerbaïdjan occidental ». Ses habitants « doivent pouvoir retourner sur leurs terres d’origine », affirmait-il en décembre dernier.

En février 2018, il allait beaucoup plus loin, donnant corps aux pires craintes arméniennes, nourries du génocide arménien perpétré par les Ottomans de 1915, qu’Ankara et Bakou ne reconnaissent pas. « Erevan est notre terre historique », affirmait-il lors d’un congrès. « Nous Azerbaïdjanais devons retourner sur nos terres historiques. »

L’inconnue iranienne

Autre acteur important de ce grand jeu géopolitique, l’Iran, qui soutient la chrétienne Arménie contre l’Azerbaïdjan chiite, un courant de l’Islam dont elle est pourtant la principale puissance.

L’enjeu est commercial pour les Iraniens, dont l’Arménie constitue la porte d’entrée vers le Caucase, et qui « ne veulent pas voir bouger la frontière » au profit de l’Azerbaïdjan, assure Taline Ter Minassian, professeure à l’Inalco.

Il est surtout géostratégique, car Bakou, depuis des années, s’est rapproché d’Israël, l’ennemi intime de Téhéran.

D’après l’Institut Stockholm de recherche pour la paix, près de 70 % des armements vendus à l’Azerbaïdjan entre 2016 et 2020 l’ont été par Israël.

Selon le Centre français de recherche sur le renseignement, l’État juif aurait construit « plusieurs stations de renseignement électronique » en Azerbaïdjan. Bakou « aurait également autorisé le Mossad à établir une base opérationnelle avancée sur son territoire », selon le CF2R.

La Turquie, grande alliée de l’Azerbaïdjan, est en outre membre de l’OTAN, l’alliance pro-États-Unis, l’autre grand ennemi de Téhéran.

Faute d’un engagement occidental convaincant en faveur de l’Arménie, sa « seule protection, c’est jusqu’à présent l’Iran », constate Jean-Louis Bourlanges. « C’est quand même une garantie vraiment fragile et inquiétante. »