(Johannesburg) Si l’État sud-africain a fourni des armes à la Russie, comme l’accuse Washington, comment peut-il ne pas être au courant ? L’ouverture d’une enquête, annoncée par le président Cyril Ramaphosa, suscitait vendredi des commentaires perplexes, voire moqueurs, dans le pays.

Et au-delà une vraie inquiétude pointe sur les répercussions économiques du différend diplomatique, les États-Unis étant un partenaire commercial essentiel pour l’Afrique du Sud.

Après des accusations à l’emporte-pièce jeudi à Pretoria de l’ambassadeur des États-Unis, Reuben Brigety, affirmant qu’un cargo russe avait accosté en décembre près du Cap avant de repartir vers la Russie chargé d’armes et de munitions, Cyril Ramaphosa, visiblement agacé, n’a pas démenti, évoquant seulement une enquête confiée à « un juge à la retraite ».  

PHOTO KHALIL SENOSI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’ambassadeur des États-Unis en Afrique du Sud, Reuben Brigety

Le gouvernement a déclaré vendredi qu’il n’existait aucune trace de ventes d’armes approuvées par l’État à la Russie sur la période en question.  

Washington a salué l’ouverture de cette enquête, une décision « bienvenue » dans les discussions engagées depuis un bon moment entre les deux pays au sujet de ce cargo polémique.

« Dissiper tout malentendu »

Mais dans la soirée, le ministère des Affaires étrangères sud-africain, qui a exigé que l’ambassadeur des États-Unis fournisse des explications en le convoquant à une réunion avec la ministre Naledi Pandor, a déclaré dans un communiqué que ce dernier avait « admis avoir dépassé les bornes et présenté des excuses sans réserve au gouvernement et au peuple sud-africains ».  

Le ministère n’a toutefois pas précisé si le diplomate américain était revenu sur ses accusations.

L’ambassadeur, Reuben Brigety, a affirmé dans un tweet être « reconnaissant » de l’opportunité d’échanger avec la ministre sud-africaine pour « dissiper tout malentendu laissé par mes remarques publiques ».

À Washington, le département d’État a annoncé que le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, avait également échangé avec Mme Pandor et avait « souligné l’importance du partenariat stratégique entre les États-Unis et l’Afrique du Sud ».

Le Kremlin a déclaré de son côté vendredi, sans faire directement référence à l’affaire, que le président russe Vladimir Poutine et M. Ramaphosa avaient exprimé lors d’une conversation téléphonique leur volonté d’« accentuer » la coopération entre leurs deux pays « dans divers domaines ».  

En Afrique du Sud, beaucoup ont ironisé sur l’enquête annoncée par le président, modus operandi typique de l’ANC au pouvoir depuis la fin de l’apartheid pour tenter de régler les questions embarrassantes.

« Sous son nez »

« Faut-il en comprendre que la main gauche du gouvernement ne sait pas ce que fait sa main droite ? », a tweeté vendredi Mmusi Maimane, à la tête d’un petit parti d’opposition.

L’animateur radio de l’une des matinales les plus écoutées, Bongani Bingwa, est parti bille en tête avec la même question obsédante sur cette livraison présumée : « On l’a fait ou on ne l’a pas fait ? Et si on l’a fait, notre président ne devrait-il pas être au courant ? »

La séquence renforce le sentiment d’une « désorganisation de l’information au sein du gouvernement » sud-africain, souligne auprès de l’AFP l’analyste Daniel Silke. « Cela montre peut-être que le président n’est tout simplement pas conscient de ce qui se passe sous son nez ».

« Le président, en tant que commandant en chef, et le ministre de la Défense devraient savoir exactement ce qui s’est passé. C’est malhonnête de suggérer qu’ils ne sont que des spectateurs », a estimé auprès de l’AFP, Kobus Marais, responsable défense du principal parti d’opposition (DA).

L’Afrique du Sud, proche du Kremlin depuis l’époque de la lutte contre l’apartheid, a refusé de condamner l’invasion de l’Ukraine en février 2022, affirmant vouloir rester neutre.  

Le pays entretient cependant une relation commerciale bien plus consistante avec les États-Unis et l’Europe qu’avec la Russie. Il aurait donc fort à perdre d’une brouille avec Washington, mettent en garde des économistes.

Le rand, déjà affaibli par rapport au dollar ces derniers jours, a fortement chuté, atteignant son niveau le plus bas depuis trois ans.

« Cette affaire a certainement aggravé les sentiments négatifs à l’égard de l’Afrique du Sud », relève auprès à l’AFP Hugo Pienaar, économiste en chef du Bureau for Economic Research.

AfriForum, un groupe de défense de la minorité blanche, accuse l’ANC au pouvoir de mener le pays au « suicide économique » en se rangeant du côté de la Russie.  

Certains s’inquiètent que l’Afrique du Sud puisse se retrouver exclue de l’Agoa, un mécanisme qui exempte certains pays africains de taxes à l’exportation vers les États-Unis et dont Pretoria est le principal bénéficiaire.

« La question est très sérieuse », note M. Silke, pour une économie sud-africaine « vulnérable » et confrontée à une croissance quasi nulle.