Un dialogue (un brin) décalé sur un enjeu d’actualité.

Accusé pour son rôle dans le génocide au Rwanda, Félicien Kabuga a été déclaré cette semaine « inapte » à subir son procès, à la grande déception de plusieurs.

Inapte ? Mais pourquoi ?

Félicien Kabuga a 88 ans. Des experts médicaux affirment qu’il est atteint de « démence sévère ». Le tribunal de l’ONU établi à La Haye, où il devait être jugé, considère qu’en raison de sa santé, il « ne peut pas participer de manière significative à son procès »… qui n’aura donc pas lieu jusqu’à nouvel ordre et probablement jamais. Le tribunal a précisé être à la recherche d’une solution de rechange « qui ressemble le plus possible à un procès, mais sans possibilité de condamnation ».

De quel procès parle-t-on ?

Kabuga est le financier présumé du génocide qui a causé la mort de 800 000 personnes au Rwanda en 1994. Il est accusé d’avoir joué un rôle clé en livrant des machettes en masse et en dirigeant la tristement célèbre Radio télévision libre des Mille Collines (RTLM), qui a diffusé des appels au meurtre des Tutsis. « C’est un des maîtres d’œuvre du macrogénocide. C’est un très gros poisson », résume Jonathan R. Beloff, chercheur au King’s College à Londres et expert du génocide rwandais. M. Kabuga a nié et plaidé non coupable.

Un procès abandonné avant même d’avoir commencé. Comment ont réagi les rescapés et les familles de victimes ?

Pas très bien. Kabuga avait échappé à la justice pendant 25 ans. Il s’était planqué au Congo, au Kenya, en Suisse et en France, où il a vécu sous 28 fausses identités. Il a été arrêté en banlieue de Paris en 2020, au grand soulagement des familles des victimes. L’annulation du procès vient doucher leurs espoirs de justice. « Le sentiment général, c’est la déception, peut-être la colère pour certains », déplore l’organisme Page-Rwanda, qui représente les victimes du génocide à Montréal. « On constate que Félicien Kabuga s’en tire plutôt bien. Justice n’a pas été faite. »

PHOTO BEN CURTIS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des photos de famille de victimes du génocide sont exposées au monument commémoratif de Kigali, au Rwanda.

Combien de procès liés au génocide rwandais jusqu’ici ?

Sur les 93 individus mis en accusation par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR, actif de 1994 à 2015), 62 ont été condamnés. Ces procès, visant principalement les « criminels de niveau 1 » (politiciens, militaires, hommes d’affaires, médias, religieux) se sont surtout tenus à Arusha, en Tanzanie, et à La Haye, aux Pays-Bas, au grand dam de plusieurs Rwandais, qui auraient préféré que ça se passe chez eux. « Le procès de Nuremberg a eu lieu à Nuremberg alors que les procès pour le Rwanda ont eu lieu en Tanzanie. C’est quand même un peu embêtant », observe l’ex-journaliste Dominique Payette, professeure à l’Université Laval, autrice du livre La dérive sanglante du Rwanda. Plus de 10 000 personnes ont aussi été jugées dans les tribunaux nationaux, tandis que des cours municipales rwandaises, appelées les gacacas (prononcer gachachas), ont jugé 1,2 million de personnes entre 2005 et 2012, un véritable accomplissement.

Est-ce que tous ceux qui devaient être jugés ont été jugés ?

Loin de là. Selon Jonathan R. Beloff, « beaucoup de poissons de petit et moyen calibres » seraient toujours planqués en Zambie, en Ouganda, au Zimbabwe, au Congo, en Afrique du Sud, voire au Canada, aux États-Unis, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Pour ce qui est des « criminels de niveau 1 », l’ONU en comptait encore six – dont deux présumés morts – jusqu’au 24 mai dernier.

Pourquoi jusqu’au 24 mai ?

Parce que c’est le jour où Fulgence Kayishema a été arrêté, après 22 ans de cavale. Cet ancien policier était recherché pour son implication dans le massacre de l’église de Nyange, où 2000 Tutsis s’étaient réfugiés, le 15 avril 1994. Il travaillait dans une plantation sud-africaine, sous une fausse identité burundaise et était sous le coup d’un mandat d’arrêt du TPIR. « Si Kabuga était le Himmler financier, lui était le directeur du camp d’Auschwitz-Birkenau », résume Jonathan Beloff. Une fois n’est pas coutume : Kayishema sera jugé au Rwanda.

PHOTO RODGER BOSCH, AGENCE FRANCE-PRESSE

Fulgence Kayishema au palais de justice du Cap, en Afrique du Sud, le 2 juin dernier

C’est important d’aller au bout de ces procès ?

Le génocide rwandais soulignera son 30e « anniversaire » l’an prochain. Le pays va mieux et se développe économiquement. Mais les cicatrices de cette indicible tragédie ne sont pas toutes refermées. Ce processus est « fondamental pour tourner la page », souligne Dominique Payette. « Essentiel pour toute personne qui a été victime, conclut Page-Rwanda. On ne peut pas ramener les nôtres, mais il faut une réparation quelconque. Ça prend une justice quelque part, comme ça s’est passé pour les autres génocides… »

Avec Agence France-Presse, Courrier international, BBC, MIFRTP, The Guardian