Alors que les deux barrages situés à la périphérie de sa ville s’étaient effondrés et que les eaux de tempête déferlaient dans les rues de la ville libyenne de Derna, emportant corps et bâtiments, Ruba Hatem Yassine, sa sœur enceinte et plusieurs membres plus âgés de sa famille ont grimpé sur l’échelle d’un voisin pour atteindre le toit et fuir l’inondation.

De là, ils ont couru de toit en toit le long de leur rue étroite, a raconté Yassine, 24 ans, mercredi, deux jours après sa terrifiante épreuve. Ils ont fini par se réfugier dans un petit entrepôt sur l’un des toits et ont regardé pendant des heures l’eau envahir la ville.

Ils pouvaient entendre leurs voisins, coincés dans des maisons à moitié détruites par la montée des eaux ou sous les décombres, crier : « Sauvez-nous, sauvez-nous », a raconté Yassine, par téléphone depuis la maison d’un ami dans la ville voisine de Marj. Une fois que les eaux se sont quelque peu retirées, d’autres survivants ont aidé sa famille de neuf personnes à descendre du toit pour se mettre à l’abri.

Ils ont pataugé dans l’eau jusqu’aux genoux, laissant tout derrière eux.

Nous sommes sortis pieds nus et nous avons vu nos amis et nos voisins mourir autour de nous. Nous ne pouvions rien faire.

Ruba Hatem Yassine, survivante des inondations de Derna

Les autorités libyennes ont annoncé mercredi que plus de 10 000 personnes étaient portées disparues à la suite des inondations catastrophiques qui ont frappé le nord-est du pays.

Le maire de Derna, Abdulmenam al-Ghaithi, a déclaré à la chaîne de télévision Al-Arabiya que le nombre de morts, qui a dépassé les 5000, pourrait atteindre les 20 000 si l’on se base sur le nombre de districts qui ont été détruits.

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Des membres d’une équipe de sauvetage égyptienne transportent un corps dans les rues boueuses de Derna, mercredi.

Pays d’Afrique du Nord polarisé par des années de guerre civile et d’intenses divisions politiques et territoriales, la Libye était mal préparée à la tempête Daniel, qui a balayé la mer Méditerranée, ravageant son littoral et détruisant rapidement des infrastructures mal entretenues.

Sauvetage compliqué dans un pays divisé

Le pays est divisé entre un gouvernement internationalement reconnu dans la moitié ouest, établi à Tripoli, la capitale, et une région administrée séparément dans l’Est. Celle-ci comprend Derna, où la principale autorité est l’Armée nationale libyenne. Les gouvernements rivaux ont encore compliqué les efforts de sauvetage et d’aide.

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Hassan al-Salheen vient d’enterrer la dépouille de son fils, mort auprès de trois de ses cousins.

L’aide dont le pays a désespérément besoin arrivait au compte-gouttes dans la moitié orientale du pays, mercredi. Mais les routes et les ponts étant endommagés ou coupés, l’accès difficile à la ville la plus durement touchée, Derna, sur la côte méditerranéenne, reste un obstacle majeur à l’acheminement de l’aide, selon les groupes d’aide internationaux.

Outre les morts et les disparus, plus de 34 000 personnes ont été déplacées, selon les organisations humanitaires.

« Les chiffres définitifs ne seront pas clairs d’ici un jour, deux ou trois », a déclaré au New York Times Kamal Aboubaker, qui dirige une agence gouvernementale chargée de retrouver et d’identifier les personnes disparues. « Il faudra peut-être des semaines, des mois, voire des années, car les destructions sont considérables. Les eaux ont dispersé les corps sur des dizaines de kilomètres. »

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Voiture échouée parmi les décombres transportés par la tempête

Faris al-Tayeh, qui dirige un réseau de secouristes bénévoles, a déclaré qu’il avait réussi à atteindre Derna lundi après-midi, malgré des routes dangereuses et en mauvais état, bondées de personnes en fuite.

« Nous n’aurions jamais pu imaginer ce que nous avons vu : des cadavres dans l’océan, des familles entières anéanties, des pères, des fils et des frères empilés les uns sur les autres, a-t-il déclaré. Des immeubles entiers entraînés dans l’eau avec leurs habitants encore à l’intérieur. »

La ville a été littéralement coupée en deux par les inondations, a ajouté Kamal Aboubaker.

« Pour aller d’un côté à l’autre, il faut parcourir plus d’une centaine de kilomètres », a déclaré M. al-Tayeh, qui organise actuellement un convoi d’aide à destination de Derna.

La défaillance des barrages a suscité l’inquiétude quant à l’état de délabrement des infrastructures libyennes.

Mardi, le maire de la ville de Tocra, dans le nord-est du pays, a déclaré à al-Masar, une chaîne de télévision libyenne, qu’un troisième barrage dans l’est de la Libye, le barrage de Jaza, était rempli d’eau et sur le point de s’effondrer. Ce barrage, situé entre Derna et la principale ville de l’Est, Benghazi, doit être entretenu pour éviter une nouvelle catastrophe, a-t-il averti.

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Une équipe du Croissant-Rouge Ajdabiya fouille les débris à Derna.

Quelques heures plus tard, un responsable militaire de l’Armée nationale libyenne, la principale autorité dans l’est du pays, s’est inquiété de la sécurité d’un autre barrage, celui de Qattara, situé à proximité de Benghazi. Un communiqué du gouvernement a tenté d’assurer aux habitants que les deux barrages fonctionnaient et étaient bien surveillés. Néanmoins, le gouvernement a déclaré qu’il installait des pompes à eau pour réduire la pression sur le barrage de Jaza.

Les inondations ont commencé après que les fortes pluies du week-end ont entraîné la rupture de deux barrages au sud de Derna, déversant des torrents d’eau dans cette ville de près de 100 000 habitants. Une grande partie de la ville a été détruite, des quartiers entiers, dont des maisons, des écoles et des mosquées, ayant été balayés. Le conseil municipal de Derna a demandé l’ouverture d’un passage maritime vers la ville et une intervention internationale urgente.

L’aide commence à arriver à destination

Les équipes de secours et certaines livraisons d’aide ont commencé à atteindre Derna lundi en empruntant les routes endommagées qui ont rendu le passage plus difficile et plus long, a déclaré Tawfiq al-Choukri, porte-parole du Croissant-Rouge libyen, un groupe humanitaire à but non lucratif dont les bénévoles ont aidé à évacuer les habitants et qui dirige les efforts de recherche et de sauvetage.

De l’aide est également envoyée à l’aéroport d’Al Bayda, l’une des villes de la zone sinistrée.

L’aide internationale envoyée à Benghazi, à près de 300 km par la route de Derna, a déjà été envoyée dans la zone sinistrée, a indiqué M. Choukri, y compris des équipes de secours de la Turquie et des Émirats arabes unis.

Lorsque l’aide arrive, elle est immédiatement envoyée dans les zones sinistrées. Les besoins sont supérieurs à nos capacités et à l’aide qui est arrivée.

Tawfiq al-Choukri, porte-parole du Croissant-Rouge libyen

Les entrées ouest et est de Derna n’étant pas praticables, le seul moyen d’entrer dans la ville était de passer par le sud sur une route non goudronnée, ce qui a ralenti l’acheminement de l’aide et l’arrivée des équipes de secours, a expliqué Bachir ben Amer, un travailleur humanitaire de l’International Rescue Committee en Libye.

Mais en raison des conditions humides, on craint que la seule route en état ne résiste pas aux exigences des convois qui arrivent dans la ville, a-t-il ajouté. Parmi les plus de 30 000 personnes sans abri dans la ville, beaucoup n’ont pas essayé de partir, a-t-il dit.

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Des habitants parcourent un quartier dévasté de Derna.

« La plupart des gens restent à l’intérieur de la ville, soit à la recherche de leurs proches, soit en train de les enterrer. »

Mais l’Armée nationale libyenne a exhorté mercredi les habitants à partir, affirmant que l’armée prenait le contrôle de Derna pour coordonner les opérations de secours, selon un rapport d’al-Masar.

Le Croissant-Rouge libyen a indiqué tôt mercredi sur Facebook que, pour la troisième journée, ses volontaires étaient à la recherche de quelques-unes des milliers de personnes toujours portées disparues, ratissant les champs, les sentiers et les rives des cours d’eau.

« Aucune personne disparue n’a été retrouvée pour le moment », a déclaré le groupe.

Le groupe a publié sur Facebook un document dressant la liste des survivants de Derna. Mercredi soir, cette liste comptait plus de 300 noms.

« Le soutien arrive au compte-gouttes. Nous avons juste besoin de plus de soutien, a déclaré Dax Roque, directeur national du Conseil norvégien pour les réfugiés en Libye. La réponse en Libye a longtemps été sous-financée. Il y a un besoin urgent d’aide internationale. »

Il s’est félicité de l’annonce faite par les Nations unies d’allouer 10 millions de dollars de leur fonds d’intervention d’urgence pour aider les personnes touchées par les inondations.

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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