Enceinte, effrayée et sans abri. Comment Essaadia Boukdir a donné la vie dans le Maroc rural décimé par le séisme.

(Tigouga, Maroc) Essaadia Boukdir a traversé une vallée de la mort en plein travail d’accouchement. Son mari, Brahim Bel Haj, la soutenait d’un côté. Un cousin la soutenait de l’autre.

Elle craignait que son bébé ne meure, comme tant de ses voisins deux jours auparavant, lorsqu’un tremblement de terre a frappé une vallée de l’Atlas, fissurant le béton, projetant d’énormes pierres le long des pentes rocheuses et ensevelissant les habitants dans leurs maisons de briques et de pierres.

PHOTO NARIMAN EL-MOFTY, THE NEW YORK TIMES

Brahim Bel Haj (à gauche), mari d’Essaadia Boukdir

Le tremblement de terre, le plus puissant à frapper le Maroc depuis plus d’un siècle, a tué plus de 2900 personnes, la plupart dans les petits villages éparpillés dans les montagnes près de la ville de Marrakech, dans le sud-ouest du pays.

La vallée où vit Essaadia Boukdir, plus loin dans la province de Taroudant, se trouve à environ 80 km de l’épicentre, mais n’est accessible qu’après des heures d’ascension et de descente sur des chemins de terre sinueux. Les habitants affirment que le tremblement de terre y a fait 80 morts, dont 3 des voisins immédiats de Mme Boukdir, 32 ans. Ils sont aujourd’hui enterrés dans le cimetière local, sous des pierres et des ronces.

J’espérais simplement rester en vie. J’avais tellement peur que le traumatisme que nous avions subi tue le bébé.

Essaadia Boukdir

Sa famille partageait cette crainte.

De nombreux membres de sa famille ont éclaté en sanglots dans le champ en gradins où ils s’étaient arrêtés, une zone qui sert normalement de grenier à blé pour le village, où les habitants cultivent du maïs et du blé, ainsi que des amandes et des noix. Depuis, c’est devenu un campement de réfugiés, rempli d’abris de fortune, chaque famille élargie ayant tendu des bâches pour se protéger et protéger les quelques maigres biens récupérés dans les décombres de leurs maisons. C’est là qu’Essaadia Boukdir dormait, sur un tapis tendu sur de la terre, depuis que sa famille et elle avaient fui pour se mettre à l’abri.

« Nous savions que si elle restait ici, elle mourrait, a déclaré son beau-frère Lahcen Bel Haj. Rien n’était certain. »

Ils l’ont accompagnée sur la route de sable, contournant les rochers qui avaient dévalé le flanc de la montagne rose comme des boules géantes rebondissant sur des escaliers escarpés, écrasant tout sur leur passage. Un rocher a traversé un mur de briques et s’est écrasé dans la salle de bains d’un voisin. De la route, on pouvait voir l’endroit où il s’était immobilisé, planant à côté d’un petit lavabo, son sommet pointu se reflétant dans le miroir au cadre rose.

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Énorme pierre dans une salle de bains

La route vers la sécurité était neuve, mais pas encore terminée. Des ouvriers du bâtiment utilisaient des excavateurs pour dégager le lien vital avec le monde extérieur et l’aide. En attendant, des ânes faisaient descendre les blessés et monter l’aide.

Long voyage

Mme Boukdir et sa famille ont passé le point de collecte des dons de nourriture pour atteindre Ameguerniss, le village le plus touché de la vallée, à une heure de là en montagne. C’est là que les récits sont les plus sombres : 36 morts, maintenant enterrés dans un champ, trop nombreux pour le cimetière.

Mme Boukdir s’arrêtait de temps en temps, désespérée. « Elle pleurait et disait qu’elle ne pouvait pas continuer », raconte Brahim Bel Haj, qui a passé une grande partie de leur relation dans la ville côtière d’Agadir, où il travaillait comme conducteur de bulldozer sur des chantiers de construction. Le destin a voulu qu’il quitte son emploi trois jours avant le tremblement de terre pour se rapprocher de sa famille.

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Le mari d’Essaadia Boukdir, Brahim Bel Haj (sixième à partir de la droite), avec des membres de sa famille

Il était donc présent vendredi soir, lors d’un grand dîner familial dans la maison de son enfance, qu’il avait construite avec son père. Lorsque le tremblement de terre a frappé, la plupart des membres de sa famille se trouvaient dans la cour, mais sa fille de 8 ans, Ilham, s’était endormie dans le salon et elle s’est retrouvée coincée sous le plafond et un mur qui penchait. Deux membres de sa famille l’ont aidée à sortir, dont son oncle Lahcen, un rare habitant qui, attiré par les appels à l’aide, a fait fi des répliques pour s’aventurer à nouveau dans les décombres. « Mon seul objectif était de sauver les gens », a-t-il déclaré.

Brahim Bel Haj a sauvé huit voisins et a rassemblé des couvertures pour les membres de sa famille afin qu’ils ne gèlent pas pendant les nuits froides.

Ces couvertures sont maintenant empilées dans leur abri dans le champ, avec les quelques meubles qu’ils ont réussi à récupérer de leurs maisons démolies : trois petites tables, quelques théières et un réchaud avec sa bouteille de gaz. Ils s’en servent pour faire du thé, qu’ils offrent aux visiteurs avec des fruits sur une rare assiette intacte.

Brahim Bel Haj, 38 ans, et son cousin ont aidé Essaadia Boukdir à descendre un sentier rocailleux, à traverser un ruisseau qui inondait le chemin et à longer le bord d’une falaise avant d’arriver, une heure et demie plus tard, à une clairière sablonneuse. L’endroit avait déjà accueilli des matchs de football, mais depuis samedi, il est devenu un dépôt pour les dons de plus en plus nombreux de la vallée. Des sacs de vêtements, des couvertures, des matelas et des oreillers se sont accumulés en piles géantes. Des voitures et des camions circulent entre ces piles pour en livrer d’autres.

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Couvertures empilées dans un point de distribution d’aide dans la province rurale de Taroudant

Les donateurs sont en grande partie des compatriotes marocains qui, ayant appris que le gouvernement n’était pas encore arrivé avec du soutien, se sont empressés d’aider, voyageant dans de nombreux cas pendant des heures en voiture à travers le pays. Certains au Maroc ont commencé à critiquer le mouvement qui, bien qu’inspiré par de bonnes intentions, est improvisé, mal organisé et non soutenable.

Brahim Bel Haj ne voit pas les choses de cette façon.

« Il est réconfortant de sentir que nous avons d’autres frères que nous ne connaissons même pas et qui nous aident dans nos moments les plus sombres », a-t-il déclaré. Quant au gouvernement, il a ajouté : « Où sont-ils ? »

Une vie parmi la mort

Un groupe de la ville d’Oulad Teima, dans le Sud-Ouest, était arrivé avec des marchandises. Les gens ont rapidement transporté un matelas à l’arrière de leur camionnette pour Essaadia Boukdir, qui s’y est installée sans grand confort. La nuit est tombée. Elle a tiré une couverture sur sa tête et pleuré faiblement tandis que le camion remontait une autre route venteuse.

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Un garçon dans un point de distribution d’aide dans la province rurale de Taroudant

La piste unique sablonneuse n’était pas adaptée aux situations d’urgence. Avec peu d’endroits où se garer, chaque face-à-face avec un véhicule arrivant chargé d’aide nécessitait de nombreuses manœuvres et de nombreux contrôleurs de trafic improvisés. À un moment donné, le camion a attendu 40 précieuses minutes avant de pouvoir passer, selon Brahim Bel Haj.

Une ambulance les a rejoints à mi-chemin de la montagne et les a transportés jusqu’à la vallée en contrebas.

Brahim Bel Haj tenait la main d’Essaadia Boukdir.

Je ne pensais qu’à sauver ma femme.

Brahim Bel Haj

Peu après son arrivée à l’hôpital, elle a donné naissance à une petite fille. Lorsque l’infirmière lui a tendu le bébé et qu’elle a vu que la petite était en vie, elle s’est sentie soulagée.

« J’étais si heureuse », a déclaré Essaadia Boukdir, en embrassant ses doigts, puis en les passant sur les lèvres de son bébé, qui dort maintenant à son côté, un petit bonnet blanc posé sur sa tête douce.

Elle l’a appelée Fatima Zahra. Sur la ligne indiquant le poids de Fatima sur son certificat de naissance, l’assistante a simplement écrit « bon ».

Au milieu de tant de morts, une nouvelle vie est apparue dans la vallée.

Cet article a d’abord été publié dans le New York Times.

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