Les membres de la communauté LGBTQ+ mènent une difficile bataille pour l’égalité au Kenya, où un récent jugement de la Cour suprême a mis en lumière de criante façon les tensions suscitées par leur quête d’égalité

(Nairobi) Ava Heather Mrima dit qu’elle vit « sans peur ». Ce qui n’est pas peu dire étant donné les manifestations d’hostilité qu’il lui a fallu surmonter pour assumer pleinement son identité.

La femme transgenre de 29 ans, qui vit à Nairobi, a dû déménager il y a une dizaine d’années lorsque l’effet du traitement hormonal entamé pour assurer sa transition est devenu trop manifeste.

« Trop de gens me connaissaient et je ne voulais pas vivre ce genre de pression », souligne la militante, qui a aussi dû composer avec de fortes pressions parentales.

Mon père est pasteur, ce qui est venu ajouter une autre couche de complexité à la problématique. […] Il me demandait si j’étais malade, si j’allais mourir. Il m’a dit que Dieu pourrait me guérir.

Ava Heather Mrima

Sa mère, plus conciliante, a fini par se réconcilier avec elle et l’appelle aujourd’hui « sa fille », mais son père demeure rétif et ne lui parle que rarement.

La Kényane dit avoir « fait la paix » avec la situation, grâce notamment au soutien de son frère, et consacre aujourd’hui son temps à défendre les droits des minorités sexuelles.

Elle tente notamment de faciliter le processus permettant à une personne transgenre de faire changer son nom et le sexe indiqué sur sa carte d’identité, un processus compliqué par les résistances institutionnelles.

« J’ai dû moi-même soudoyer un fonctionnaire pour y parvenir », souligne Mme Mrima.

« Il y a beaucoup d’éducation à faire pour déconstruire les préjugés », note la militante, qui a vu son analyse confirmée de nouveau en février lorsque la Cour suprême a rendu une décision favorable à la communauté LGBTQ+ du pays.

La Cour suprême s’en mêle

Le plus haut tribunal du Kenya a confirmé, à l’issue de 10 ans de rebondissements juridiques, que l’État ne pouvait s’opposer à l’enregistrement d’une organisation voulant s’identifier nommément comme la représentante des gais et lesbiennes du pays.

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Manifestation anti-LGBTQ+ à Mombasa

Les magistrats de la Cour suprême ont indiqué que ce refus représentait une atteinte inacceptable à la liberté d’association et ne saurait être justifié par le niveau de popularité ou d’impopularité des positions défendues par les personnes concernées.

L’annonce, bien que de portée limitée, a suscité plusieurs manifestations rageuses ainsi qu’une série de sorties critiques de dirigeants religieux et de politiciens, dont le président William Ruto.

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William Ruto, président du Kenya

Nous respectons nos tribunaux, mais nos traditions et nos croyances ne permettent pas de relations entre personnes de même sexe. Ça n’arrivera pas au Kenya. Ça peut arriver ailleurs, mais pas dans ce pays.

William Ruto, président du Kenya, dans la foulée de la décision de la Cour suprême

Njeri Gateru, qui chapeaute la National Gay and Lesbian Human Rights Commission (NGLHRC), note que la durée de la bataille juridique menée par son organisation pour s’enregistrer et les commentaires critiques suscités par le jugement à ce sujet témoignent de la volonté de nombreux représentants de l’État de maintenir les pratiques discriminatoires existantes.

L’agence chargée d’enregistrer les organisations non gouvernementales a initialement justifié son refus en relevant que la reconnaissance officielle de la NGLHRC reviendrait à cautionner « une organisation criminelle » et irait à l’encontre de la « moralité publique ».

« Le jugement a été rendu il y a près d’un an, et nous n’avons toujours pas pu nous enregistrer », relève Mme Gateru, qui s’alarme de la flambée d’actes discriminatoires survenue depuis l’annonce du tribunal.

Le service juridique chapeauté par la NGLHRC vient normalement en aide chaque année à 600 ou 700 personnes se disant victimes de discrimination, mais en avait déjà aidé plus d’un millier en juillet, au milieu de l’année 2023, a-t-elle noté.

L’Ouganda en tête

La militante estime que ce contrecoup est aussi alimenté par l’initiative de l’Ouganda, pays voisin qui a adopté cette année une loi prévoyant la prison à vie pour les actes homosexuels et la peine de mort pour des relations « aggravées », par exemple avec des mineurs ou des personnes atteintes du VIH.

La démarche a inspiré le dépôt, par un député de l’opposition, d’un projet de loi similaire pour le Kenya ayant officiellement pour objectif de « protéger la famille ».

Il aurait pour effet d’interdire explicitement l’homosexualité et prévoit de lourdes peines d’emprisonnement alors que le Code pénal actuel parle plutôt d’interdire les actes « contre nature », un terme vague souvent évoqué par les autorités pour cibler les minorités sexuelles.

Mme Mrima doute que le projet de loi soit ultimement adopté, mais s’inquiète du message d’intolérance envoyé à la population.

Un autre membre de la communauté LGBTQ+ qui a préféré répondre aux questions de La Presse sous couvert d’anonymat n’écarte pas la possibilité que le projet de loi sur la famille soit ultimement adopté.

Beaucoup de politiciens craignent de perdre des votes s’ils se portent à la défense des minorités sexuelles, relève le militant, qui dénonce le fait que certains élus sont soutenus par des organisations évangéliques américaines désirant faire avancer leur programme ultraconservateur.

Leur influence, dit-il, transparaît notamment dans des discours où les homosexuels sont dépeints comme des pédophiles cherchant à pervertir les jeunes.

« Panique morale »

Une autre cause qui chemine actuellement devant les tribunaux pourrait entraîner encore plus de répercussions puisqu’elle vise à faire disparaître spécifiquement la disposition du Code pénal sur les actes contre nature.

« Notre approche actuelle relativement à cette procédure est de faire traîner le processus. Si on pousse trop, il va y avoir une explosion sociale. Il faut savoir tenir compte du climat social », dit le militant.

Patrick Gathara, un journaliste et caricaturiste kényan qui écrit notamment pour Al-Jazeera, note avec ironie que la décision de la Cour suprême de février a plongé l’élite du pays dans une forme de « panique morale », comme si « des hordes d’homosexuels insatiables s’apprêtaient à dévorer les cerveaux impressionnables des enfants ».

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L'auteur et journaliste Patrick Gathara

Les Kényans, dit-il, aiment penser qu’ils sont « plus sophistiqués » que leurs voisins, mais l’inconfort suscité par les discussions sur les droits des minorités sexuelles témoigne du fait que la réalité est plus complexe.

Plusieurs personnes interrogées par La Presse ont affirmé n’avoir aucun problème avec les demandes d’égalité de la communauté LGBTQ+ tout en soulignant qu’elles ne souhaitent pas vraiment en parler.

L’homosexualité, note M. Gathara, fait partie depuis toujours de la réalité africaine même si certains élus cherchent à la dépeindre aujourd’hui comme une forme de perversion venue de l’Occident.

Ces élus n’hésitent pas à défendre les articles criminels punissant les actes contre nature, même si ceux-ci sont directement inspirés des pudibonderies de « l’Angleterre victorienne ».

La décision de la Cour suprême de février et celle qui pourrait suivre sur le Code pénal vont forcer le gouvernement, qu’il le veuille ou non, à clarifier ses intentions sur les droits des minorités sexuelles, relève M. Gathara.

« Les gens vont devoir sortir de leur ambivalence. Certaines personnes vont devenir plus ouvertement homophobes. D’autres vont dire que ça va trop loin », note le militant, qui lance un appel à la tolérance.

« Ultimement, ça revient à accepter que les êtres humains soient libres de faire des choix », conclut le journaliste.