Avec le barrage de la Renaissance, l’Éthiopie veut affirmer sa souveraineté et sa puissance dans la région, explique David Blanchon, auteur du livre Géopolitique de l’eau et professeur de géographie à l’Université Paris-Nanterre.

Pourquoi l’Égypte s’oppose-t-elle au barrage de la Renaissance ?

Raisons historiques et techniques. Sur le versant technique, le rythme de remplissage du barrage fait l’objet de discussions très pointues. L’Égypte veut un rythme de remplissage plus lent qui s’étale sur plusieurs années pour que ça n’ait pas d’impact sur le niveau du Nil à sa hauteur, alors que l’Éthiopie veut un rythme plus rapide pour être en mesure de produire de l’électricité au maximum de sa capacité le plus vite possible.

Qu’en est-il des raisons historiques ?

L’Égypte a une très forte dépendance aux eaux du Nil [plus de 90 % de ses ressources en eau viennent du Nil]. Elle s’est donné une position d’hégémonie dans le bassin, grâce à sa position internationale extrêmement forte et à son économie puissante. Selon les traités de 1929 et de 1959, elle doit techniquement être consultée au préalable pour tout ce qui se passe dans le bassin, y compris en Éthiopie et dans la zone des Grands Lacs.

Y a-t-il un réel risque que l’Égypte manque d’eau ?

Il y a toujours cette idée que sans le Nil, l’Égypte est un grand désert. Mais les conséquences ne seront pas si énormes. Le barrage crée un lac. Il y a évaporation et donc effectivement une perte, qui est conséquente, mais pas suffisante pour que l’Égypte soit privée d’eau. C’est relativement marginal par rapport aux problèmes de gestion de l’eau interne qu’il peut y avoir dans le pays – augmentation de la population, problèmes agricoles, etc.

Ses craintes ne seraient donc pas légitimes ?

Il y a des solutions aux problèmes techniques. Par contre, la question de la valeur symbolique de l’eau est extrêmement importante pour l’Égypte. Que quelqu’un, quelque part, puisse tenir le robinet, c’est un choc et c’est très difficile à accepter, même si ce n’est que symbolique. Parce que c’est la première fois.

La source du Nil bleu (le lac Tana) est sur le territoire de l’Éthiopie, donc son projet est légitime.

L’Éthiopie mène une politique de contre-hégémonie en essayant de dire qu’elle a le droit d’utiliser l’eau dans son bassin versant. Mais on peut penser que construire un barrage sans avoir l’assentiment de tous les pays du bassin versant, c’est contraire à l’esprit des conventions sur les bassins transfrontaliers où, normalement, on ne doit pas entreprendre d’action unilatérale et où on doit chercher un consensus. Mais il y a aussi l’affirmation de la puissance régionale. L’Égypte est plutôt sur le déclin, alors que l’Éthiopie est vue comme une puissance montante.

Certains ont brandi l’argument environnemental. À cause de la perte de sédiments en amont…

Pour l’Égypte, il n’y a pas tellement d’enjeux environnementaux importants. L’eau en Égypte est déjà régulée par le barrage d’Assouan. Les sédiments étaient arrêtés par le barrage d’Assouan avant même la construction du barrage de la Renaissance. En revanche, il peut y avoir des impacts au Soudan, qui se trouve entre l’Égypte et l’Éthiopie. Il y a là aussi des régions agricoles qui dépendent du Nil. Les Soudanais auraient beaucoup plus à craindre de la gestion du barrage par l’Éthiopie.

Une ronde de discussion vient d’avoir lieu à Addis Abeba, entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie. Sans résultats probants. À quoi s’attendre pour la suite ?

L’Égypte voudrait un engagement de l’Éthiopie afin qu’elle puisse la consulter pour la manœuvre. Ça peut se traduire de façon très simple, c’est-à-dire que dans le comité qui gère le barrage, il y a un ingénieur égyptien. Mais je pense qu’on est vraiment dans deux conflits. L’Égypte qui veut le contrôle de l’eau et l’Éthiopie qui veut affirmer sa souveraineté complète. On a deux légitimités, et on ne voit pas vraiment comment elles pourraient s’accorder.