(Laburra, comté de Nyeri ) Bien que sa santé se détériore, Miriam Muthoni Mathenge n’a pas oublié l’espoir qui portait les rebelles Mau Mau dans les années 1950.

« Nous voulions un monde meilleur », confie la femme de 104 ans, rencontrée début novembre dans la modeste fermette où elle réside en pleine campagne, à une centaine de kilomètres au nord de Nairobi.

Elle se souvient d’avoir pris le maquis sans hésitation avec son mari, Stanley Mathenge, l’un des instigateurs du mouvement de soulèvement contre l’occupant britannique.

PHOTO JET BELGRAVER, COLLABORATION SPÉCIALE

Miriam Muthoni Mathenge avec une photo d’époque de son mari disparu

Le général Mathenge, comme il est aujourd’hui connu, a pris la fuite en Éthiopie alors que la répression s’intensifiait et n’a jamais été revu depuis.

Sa disparition a eu de lourdes conséquences pour sa conjointe, qui a été interrogée longuement sur les allées et venues du rebelle.

Miriam Muthoni Mathenge a été détenue pendant sept ans dans un établissement à sécurité maximale au côté de la femme de Jomo Kenyatta, qui deviendra en 1963 le premier président du Kenya indépendant.

Mme Muthoni Mathenge, qui se déplace en fauteuil roulant, montre des traces de blessures à ses jambes qui rappellent, dit-elle, des coups infligés par les forces de l’ordre pour la faire parler. Des dizaines de milliers de personnes ont subi des abus similaires.

PHOTO JET BELGRAVER, COLLABORATION SPÉCIALE

Miriam Muthoni Mathenge est réconfortée par l’un de ses petits-fils alors qu’elle relate ses souvenirs de la rébellion des Mau Mau.

La Kényane a perdu contact durant le conflit avec ses enfants, qui ont vécu avec elle sur une parcelle de terre cédée par l’État après sa libération.

L’ex-rebelle y a longtemps occupé une bicoque formée d’un assemblage approximatif de troncs d’arbre laissant de larges ouvertures pour le vent et la pluie.

L’un de ses petits-fils, John Mathenge, note que la famille a demandé à de multiples reprises que l’État lui vienne en aide, sans obtenir gain de cause.

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Le président William Ruto passe en revue la garde d’honneur, lors des cérémonies entourant le 60anniversaire de l’indépendance du pays est-africain, à Nairobi, le 12 décembre.

Le gouvernement, note-t-il, a accepté il y a quelques mois de payer les coûts d’une brève hospitalisation, mais n’a rien offert de plus, même si le président William Ruto l’a assuré de son soutien lors d’une rencontre.

Une demande d’aide a aussi été adressée au gouvernement britannique, mais elle est restée sans suite, comme celles d’autres anciens combattants qui réclament justice de la part de l’ex-puissance coloniale.

Nombre d’observateurs dans les médias espéraient que le Royaume-Uni reconnaîtrait ses torts lors d’une visite du roi Charles III, fin octobre, mais le mea culpa esquissé par le nouveau monarque à cette occasion a laissé nombre de personnes sur leur faim.

« Des actes de violence horribles et injustifiables ont été commis contre les Kényans alors qu’ils livraient une douloureuse bataille pour l’indépendance et la souveraineté. Et pour ça, il n’y a pas de justification possible », a-t-il déclaré tout en évitant des excuses officielles.

L’ex-puissance coloniale avait multiplié les interventions musclées pour venir à bout du soulèvement, qui trouvait ses origines dans l’insatisfaction du principal groupe ethnique du pays, les Kikuyus.

Dans un ouvrage choc intitulé Le goulag britannique paru en 2005 , l’historienne américaine Caroline Elkins est revenue longuement sur le conflit à partir d’entrevues réalisées sur le terrain et de documents inédits qui détaillaient les méthodes extrêmes utilisées pour rétablir le calme.

Les Kikuyus, qui avaient perdu de vastes pans de leurs terres traditionnelles dans les plateaux centraux du Kenya aux mains des colons anglais, ont été confinés pendant plusieurs années dans des centaines de villages entourés de barbelés. Ils auraient regroupé plus de 1 million de personnes durant l’état d’urgence.

Des dizaines de milliers de suspects ont été amenés par ailleurs dans des camps de concentration, où le travail forcé, la torture et la faim étaient fréquents.

Dans un ouvrage paru en 1990, un autre historien, Robert Edgerton, a indiqué que les décharges électriques et le feu étaient souvent utilisés pour faire parler les prisonniers.

« Des femmes étaient étouffées ou retenues sous l’eau ; des canons de fusil, des bouteilles de bière et même des couteaux étaient introduits dans leur vagin. Des bouteilles de bière étaient insérées dans le rectum des hommes, ils étaient tirés derrière des Land Rover, brûlés ou passés à la baïonnette », a-t-il détaillé.

Le Royaume-Uni a accepté, en 2013, de verser une compensation d’environ 6500 $ à 5000 anciens combattants victimes d’abus pour régler une poursuite menée avec l’aide de Mme Elkins, mais n’a jamais poussé plus loin l’exercice, laissant en plan de nombreuses victimes.

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Une statue du leader Mau Mau, à la Dedan Kimathi University of Technology, université nommée en son honneur à Nyeri, ville du centre du pays

Selon l’historienne Caroline Elkins, des dizaines de milliers de Mau Mau ont été tués et un millier pendus pour étouffer la rébellion, qui s’est épuisée après l’exécution de son leader, Dedan Kimathi, une figure historique ayant notamment servi d’inspiration à Nelson Mandela.

Patrick Gathara, journaliste et auteur qui a longuement étudié le soulèvement des Mau Mau, note que Dedan Kimathi était un intellectuel charismatique qui a réussi à prendre la tête du mouvement en évinçant le général Mathenge.

Le départ de ce dernier vers l’Éthiopie pourrait être lié au différend entre les deux dirigeants, relève M. Gathara, qui n’écarte pas la possibilité que le disparu ait en fait été tué dans un règlement de comptes interne.

Les premiers gouvernements kényans après l’indépendance ont multiplié les pressions pour que l’importance historique du soulèvement soit passée sous silence, entretenant une forme « d’amnésie officielle ».

Le président Kenyatta, qui était vu comme un héros de la lutte pour l’indépendance, avait pris ses distances des Mau Mau dans les années 1950. Il a promis, en arrivant à la tête du nouvel État, de se montrer conciliant avec la communauté britannique, relate M. Gathara.

« Les Mau Mau se sont battus pour récupérer leurs terres et libérer le pays, mais c’est Kenyatta qui les a prises », a souligné un archiviste rencontré par La Presse, qui a demandé l’anonymat.

Ce n’est finalement qu’en 2002 que l’importance de la contribution des rebelles sera reconnue officiellement par l’État et ses dirigeants, qui n’hésitent pas aujourd’hui à saluer leurs réalisations.

Un épisode ubuesque est survenu à ce sujet en 2003 après qu’un journaliste kényan respecté eut affirmé avoir retrouvé le général Mathenge en Éthiopie.

Le gouvernement a fait venir l’individu en grande pompe à Nairobi, mais a dû ensuite se confondre en excuses après qu’il eut été établi notamment qu’il ne parlait aucune des langues maîtrisées par le combattant disparu, dont le kikuyu.

M. Gathara note qu’un nombre improbable de Kényans se réclament aujourd’hui du mouvement des Mau Mau et prétendent qu’un membre de leur famille a combattu auprès des rebelles.

Mme Muthoni Mathenge note qu’elle et ses proches ont véritablement payé un fort prix pour l’indépendance.

« J’espère que les gens ne vont pas l’oublier », dit-elle.

Une communauté en révolte

PHOTO BRIAN INGANGA, ASSOCIATED PRESS

Une femme brandit le drapeau kenyan lors du « Jamhuri Day » (jour de l’indépendance) à Nairobi, le 12 décembre.

Les Kikuyus, qui sont au cœur de la rébellion des Mau Mau, forment la plus importante communauté ethnique au Kenya. Une partie importante des terres qu’ils cultivent traditionnellement dans les montagnes centrales du pays passent sous le contrôle de colons anglais alors que le gouvernement multiplie les lois pour limiter leur capacité de se développer. Les tensions augmentent jusqu’à ce que les premiers troubles éclatent.

1950 : Les rumeurs commencent à circuler relativement à la création d’une société secrète à laquelle adhèrent des membres de la communauté kikuyu déterminés à chasser la population blanche.

1952 : Après l’exécution d’un chef local opposé à l’intensification des actions des Mau Mau, le gouvernement britannique annonce l’envoi de troupes dans la colonie. Les troubles se multiplient, menant à la déclaration de l’état d’urgence.

1953-1956 : Intense période de répression. L’historienne Caroline Elkins rapporte que des dizaines de milliers de Mau Mau sont arrêtés et torturés. Les villages sont entourés de barbelés pour contrôler les allées et venues de plus de 1 million de Kikuyus.

1957 : Le leader du mouvement, Dedan Kimathi, est pendu après avoir été capturé par les autorités britanniques. La contestation s’essouffle rapidement.

1959 : Levée de l’état d’urgence.

1963 : Le Kenya accède à l’indépendance.

2003 : La loi coloniale décrivant les Mau Mau comme des « terroristes » est révoquée.

2023 : Le roi Charles III déclare, lors d’une visite officielle, que son pays regrette les « actes de violence horribles et injustifiables » subis par les Kényans durant la guerre pour l’indépendance, mais s’abstient de présenter des excuses officielles.