La mutinerie avortée d’Evguéni Prigojine en Russie le jour de la Saint-Jean-Baptiste a fait éclater en mille miettes l’idée reçue que le président russe, Vladimir Poutine, est tout-puissant en son pays. Qu’il tire toutes les ficelles du pouvoir et a la capacité de neutraliser tous ses ennemis.

Maintenant que la poussière retombe, il est clair que l’ancien agent du KGB devenu patron du Kremlin en 2000 est vulnérable. Les murs de son immense forteresse au cœur de Moscou ont soudainement l’air d’être en guimauve rouge plutôt qu’en pierres couvertes de chaux.

Nous savons dorénavant que tous ceux qui devaient protéger son pouvoir ont plutôt regardé ailleurs. À commencer par ses anciens collègues des services secrets.

Les dirigeants du FSB, successeur du KGB, n’ont pas bougé le petit doigt. Ils n’ont pas dépêché leurs forces spéciales pour arrêter les mercenaires de Wagner qui ont pris le contrôle du centre de commandement de la guerre en Ukraine à Rostov-sur-le-Don et roulé jusqu’à atteindre la périphérie de la capitale russe. Ils se sont plutôt contentés d’envoyer un communiqué de presse dans lequel ils demandaient aux petites mains de Wagner d’arrêter leur chef !

Même comportement au sein du GRU, les services secrets de l’armée russe. Le numéro deux de l’organisation, qui a discuté avec Evguéni Prigojine à Rostov, n’a montré aucune velléité d’arrêter la rébellion ou de protéger le ministre de la Défense, un ami proche de Vladimir Poutine.

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Le dirigeant du Groupe Wagner, Evguéni Prigojine, à Rostov-sur-le-Don, le 24 juin dernier

Et la Garde nationale, censée veiller à la sécurité à l’intérieur de la Russie ? Selon Andreï Soldatov et Irina Borogan, deux experts des forces de sécurité russes qui viennent de signer un article fort révélateur dans Foreign Affairs, elle a tout fait pour éviter de se mettre en travers du chemin des mutins.

Ça fait beaucoup, beaucoup de remparts percés pour un régime autoritaire que l’on croyait imperturbable. Et jusqu’à maintenant, sans trop de conséquences pour tous ceux qui sont restés les bras croisés.

Cela m’amène à poser une question qui tue : pourquoi avons-nous été si nombreux à croire que Vladimir Poutine était un intouchable au sein des frontières de la Russie ?

Et plus largement, pourquoi avons-nous tendance à conférer des pouvoirs presque surhumains aux dictateurs et autres leaders autoritaires alors que les politiciens élus démocratiquement nous semblent toujours à une bourde de la fin de leur carrière politique ?

Pourtant, nous avons vu dictateur après dictateur tomber comme des châteaux de cartes depuis le début du millénaire. Saddam Hussein en Irak, Mouammar Kadhafi en Libye, Zine el Abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte – pour ne nommer que ceux-là – ont tous perdu le pouvoir en quelques semaines après s’y être attachés pendant des décennies. Les deux premiers ont été délogés par les armes, les deux autres par le peuple en colère. À la surprise générale.

Tous les quatre ont fait usage d’une répression politique sans borne pour asseoir leur image d’homme fort. Pour faire croire à leur contrôle suprême.

Vladimir Poutine a suivi ce modèle. Depuis son arrivée au Kremlin, on compte par milliers ses opposants politiques – non armés – qui ont abouti derrière les barreaux, ont été empoisonnés ou carrément assassinés. Il a vendu l’idée aux Russes que leur pays – gigantesque – ne peut être gouverné autrement. La majorité l’a cru sur parole, en s’appuyant en partie sur l’histoire du pays, mais aussi parce que les conséquences de faire le contraire sont trop lourdes à porter.

Mais, loin des centres de pouvoir de Moscou, n’avons-nous pas aussi tendance collectivement à confondre l’étendue du pouvoir d’un chef d’État avec sa force de coercition ?

À notre insu, ne contribuons-nous pas à gonfler la perception d’invincibilité sur laquelle les Poutine de ce monde surfent ?

J’ai reçu des dizaines de courriels de lecteurs au lendemain de la mutinerie d’Evguéni Prigojine, tous convaincus que ce remue-ménage politico-militaire ne pouvait être orchestré que par le gars du Bolchoï sous ordre du tsar. Comme s’il était impossible que le président russe soit pris de court.

Les psychologues ont démontré que le mythe de l’invincibilité existe bel et bien. Il se manifeste souvent chez des adolescents avec des traits narcissiques, mais aussi chez les athlètes, les vedettes en tous genres et chez les politiciens, convaincus que rien ne peut les atteindre, rien ne peut les arrêter. Cette opinion d’eux-mêmes est souvent nourrie par leur entourage.

Les individus affectés ont alors tendance à perdre contact avec la réalité et à pousser le bouchon trop loin. En faisant une cascade de trop, en prétendant avoir remporté des élections qu’ils ont pourtant perdues ou, pire, en envahissant le pays voisin sur la base d’un tissu de mensonges.

Ils peuvent se mener alors à leur propre perte, mais pas sans mettre en péril des vies qui ne sont pas les leurs. Gardons-nous de croire à leurs fabulations.