Pas de mariage entre Blancs et Noirs. Pas de cohabitation. Pas de rapports sexuels non plus. Ces règles de l'apartheid sud-africain, décriées sur toute la planète, ont disparu il y a 20 ans. Malgré tout, dans la nouvelle Afrique du Sud, les familles multiraciales restent l'exception à la règle, raconte notre envoyée spéciale.

Les jours de noces sont toujours remplis d'espoir. Le leur l'était doublement. Autant pour les jeunes mariés que pour les centaines de curieux qui se frottaient les yeux pour être certains de ne pas rêver. Dans le township de Soweto, ce jour de février 1993, un jeune homme noir épousait une blonde aux yeux bleus.

 

«C'était un des premiers mariages mixtes de Soweto. C'était un vrai spectacle auquel des centaines de personnes sont venues assister, se souvient aujourd'hui la mariée, Martha Molete. C'était la fête. Mes parents dansaient dans la rue.»

Ontarienne venue en Afrique pendant ses études universitaires pour combattre l'apartheid, Martha Molete a rencontré son mari, le cinéaste Nyana Molete, dans les mois qui ont suivi la libération de Nelson Mandela, un événement qui a marqué le début de la fin de l'apartheid.

Quelques années plus tôt, leur histoire d'amour aurait été périlleuse. Les lois de l'apartheid, dont celle sur l'immoralité, allaient jusqu'à interdire les rapports sexuels entre hommes et femmes de couleurs différentes. Pas question non plus pour un couple mixte de vivre dans la même maison, voire dans le même quartier. Encore moins de se marier au grand jour. «Ça n'empêchait pas beaucoup de gens de désobéir, nuance Nyana Molete. Dans les cercles progressistes, il y avait déjà beaucoup de contacts au début des années 90.» Plusieurs couples, au lieu de vivre l'humiliation de l'apartheid, s'exilaient.

Heureusement pour les Molete, leur histoire d'amour a pris naissance au moment où les lois racistes tombaient les unes après les autres. Leurs deux enfants, Keorapetse, 13 ans, et Thato, 15 ans, appartiennent à la génération des «nés libres». «Quand j'ai reçu l'acte de naissance de mon fils, j'ai vu qu'on avait biffé la catégorie «race». Celle où, sous l'apartheid, on inscrivait à quel groupe racial une personne appartenait», dit Martha Molete en souriant. Ses enfants fréquentent aujourd'hui une école qui leur aurait été interdite sous l'apartheid.

«Plein de couleurs»

La fin de la discrimination étatique n'a pas entraîné la métamorphose des mentalités du jour au lendemain. «Un jour, mon fils est rentré à la maison et m'a dit: «Maman, est-ce que je suis plein de couleurs?»» raconte Martha. Un enfant avait dit au jeune Thato qu'il était «coloré», une catégorie raciale créée par le régime de l'apartheid et qui regroupait les mulâtres. «Pour nous, la race n'existe pas, mais nous devons néanmoins défier ces constructions sociales tous les jours», note Martha Molete. «Coloré, c'est la couleur de ma peau, mais ça ne veut rien dire», ajoute son fils en souriant.

Assis tous les quatre dans leur salon, où La Presse les a interviewés, les Molete pourraient être l'emblème même de la nouvelle Afrique du Sud. Nyana Molete, qui a commencé clandestinement sa carrière de documentariste, est aujourd'hui un réalisateur respecté qui travaille à la mise sur pied d'un CNN sud-africain. Martha Molete travaille à l'Université Witwatersrand. Tous les deux vêtus de l'uniforme de leur équipe de soccer, Keorapetse et Thato respirent la santé.

«À Johannesburg, les familles interraciales comme la nôtre sont complètement normales, mais dès qu'on arrive en banlieue, ce n'est plus le cas», dit Marthe Molete.

Les statistiques lui donnent doublement raison. Seulement 4% des mariages célébrés en Afrique du Sud sont interraciaux. Le fait que les Noirs africains soient largement majoritaires (près de 80% de la population) y est pour quelque chose, mais les mentalités pèsent aussi lourd dans la balance.

Dans un sondage réalisé par l'Université Harvard, 75% des répondants blancs et 27% des répondants noirs ont dit qu'ils seraient opposés à ce qu'un de leurs enfants épouse une personne d'une autre race. «Les disparités socioéconomiques sont encore immenses entre les groupes», estime à ce sujet Cardell K. Jacobson, professeur de sociologie à l'Université Brigham Young, qui s'est intéressé à la question.

Martha Molete ne pourrait être plus d'accord. «On ne peut pas dire que nous sommes une nation arc-en-ciel heureuse. Il y a encore énormément de racisme et de violence. Ça prendra deux, trois générations pour changer tout ça. Mais en général, si on regarde bien, c'est quand même un miracle que la transition se soit aussi bien passée.»