L'euphorie du premier scrutin libre en Tunisie a fait place mercredi à la frustration et à l'inquiétude parmi les modernistes et l'électorat féminin, choqués par la victoire du parti islamiste Ennahdha et la débâcle de la gauche aux élections constituantes du 23 octobre.

«C'est la désolation et la frustration généralisées», affirme Faouzia Hamila, directrice dans la fonction publique. «Mes collègues et moi sommes tellement choqués que personne n'a pu se mettre au travail», ajoute-t-elle.

«Les déclarations des dirigeants d'Ennahdha qui ressassent leur engagement à respecter les droits des femmes ne nous ont pas convaincues», s'alarme cette cadre de 58 ans.

«Il y a beaucoup d'amertume dans le camp démocratique», déclare Ryadh Ben Fadhel, coordinateur du Pôle démocrate progressiste (PDM, gauche), prenant acte de la défaite de son mouvement. Ennahdha dit avoir obtenu entre 30% et 40% des voix à l'élection de la constituante et compte diriger un gouvernement de coalition.

«Avec les jeunes, les femmes ont été au coeur de notre engagement. Nous avons perdu, il y a de l'amertume, mais aussi l'espoir de catalyser cette force», tempère-t-il.

Mais Jouneidi Abdeljawad, dirigeant d'Ettajidid (ex-communiste), principal moteur du PDM à la base largement féminine se veut rassurant: «Nous avons gagné la bataille de la parité et porté des femmes en tête de la moitié des nos listes. C'est un acquis de la révolution et nous bataillerons pour qu'il soit respecté dans les futures assemblées élues».

En jupe courte, Ines, 26 ans, se dit «terrorisée et accablée» à l'idée d'être «commandée par «les charlatans en kamis et longues barbes» très présents dans son quartier d'El Mourouj, au sud de Tunis.

«C'est un jour de deuil pas seulement pour nous les femmes, mais pour tous les démocrates», lance une universitaire qui ne veut pas être identifiée.

Non politisée, mais consciente du danger que représente la montée des islamistes, Raoudha Talbi, kinésithérapeute, se dit «surtout préoccupée par le comportement des islamistes dans la rue».

«Ils sont arrogants, ils me regardent de travers et intimident les femmes dans les transports, dans la rue ou au volant de leurs voitures», relève-t-elle, estimant que «ce qui se passe au quotidien est bien plus grave que la présence des islamistes aux commandes».

Signe du choc ressenti dans le camp féministe: les groupes militants n'ont pas encore réagi à la lame de fond islamiste. L'Association des femmes démocrates, chef de file d'un réseau moderniste longtemps réprimée, sous Ben Ali ne s'est notamment pas exprimée.

Membre de cette association et chef de file d'une liste citoyenne à l'élection, Zeineb Farhat est «ahurie» par le score d'Ennahdha: «des gens qui sont par essence totalement opposés aux principes de l'égalité et de la parité», fustige-t-elle.

Parlant de «l'arrogance et de la violence verbale» dans laquelle des jeunes nahdaouis (militants d'Ennahdha) ont fêté mardi leur victoire, elle propose aux Tunisiennes de «se mettre aux arts martiaux, de reconquérir l'espace public et les terrasses de café».

«Le terrain est ouvert à la violence des salafistes», redoute Zeineb Farhat, parlant des groupes orthodoxes minoritaires, mais très actifs, dont une fraction est alliée à Ennahdha.

Cette femme qui dirige avec son mari une compagnie de théâtre dans le premier espace libre d'art dramatique en Tunisie assure «être aguerrie par des années de répression sous Ben Ali.

«Le verdict des urnes est le résultat des longues années de despotisme» en Tunisie, les gens ont cherché à rompre avec le système» de Ben Ali, analyse  Faouzia.

Membre de la ligue de défense des droits de l'homme, Balkis Mechri «craint les retombées négatives sur la condition féminine».

«Nous vivons un moment de choc, avec la difficulté de rationaliser, tristesse d'un côté et euphorie de l'autre», constate Naïma Ben Youssef, psychologue. «Je ressens, ajoute-t-elle, une agressivité projetée sur les femmes, une régression primaire dans la course malsaine au pouvoir».