Semaine après semaine, des milliers d’Israéliens manifestent dans les rues. Au cœur de leurs préoccupations : l’annonce en janvier d’un important projet de réforme judiciaire. Mais qu’en est-il au juste ? Retour sur un mouvement de colère.

Quels changements le gouvernement veut-il apporter ?

Le gouvernement israélien souhaite revoir différents pans du système judiciaire. Une première mesure a été adoptée la semaine dernière : jusqu’alors, la Cour suprême avait le pouvoir de révoquer une nomination politique ou de s’opposer à certaines décisions sur la base de la « raisonnabilité ».

Une autre mesure donnerait du pouvoir aux élus dans la nomination des juges. Le gouvernement propose aussi de restreindre le pouvoir des conseillers juridiques qui le conseillent.

Israël n’a pas de Constitution, mais le pays s’est doté de « lois fondamentales », qui servent en quelque sorte de guides sur les prérogatives politiques et diverses libertés, par exemple.

Un des éléments du projet empêcherait la Cour suprême d’invalider de nouvelles lois fondamentales votées au Parlement.

« [Les lois fondamentales] ont une supériorité sur les lois ordinaires, mais le paradoxe, c’est qu’on peut les modifier ou étendre leur portée avec une majorité simple au Parlement, alors que, pourtant, elles jouissent d’une suprématie sur les lois ordinaires », explique au téléphone le professeur de droit constitutionnel à l’Université de Tel-Aviv Aeyal Gross. Ça peut ouvrir la porte aux abus, selon lui. « Dans le passé, généralement, les lois fondamentales ont été adoptées de façon consensuelle ou par une forte majorité », indique M. Gross.

Pourquoi est-ce que le projet de réforme judiciaire suscite tant de colère et d’inquiétude ?

Il faut remonter un peu dans le temps pour comprendre l’ampleur des tensions. Le 1er novembre 2022, le parti de Benyamin Nétanyahou a remporté l’élection avec près du quart des votes, le plaçant en tête des 13 formations politiques à la Knesset, le Parlement israélien. C’était le cinquième scrutin en près de quatre ans.

Pour constituer une coalition, la formation s’est alliée avec cinq partis, parmi lesquels on compte des éléments d’extrême droite et des ultrareligieux.

La société israélienne est loin d’être homogène – d’où le nombre de partis à la Knesset dans un pays de moins de 10 millions d’habitants.

Les positions controversées de certains membres de la coalition sont au cœur de débats polarisants, et sur lesquels l’appareil judiciaire s’est déjà penché – et risque de le faire encore. Pour garder le pouvoir, Nétanyahou est donc appelé à composer avec les visions de ces élus.

Comment la Cour suprême s’est-elle positionnée dans le passé ?

Par exemple, en 2020, la Cour suprême a invalidé une loi qui avait permis de légaliser une colonie en Cisjordanie occupée construite sur un terrain privé appartenant à un Palestinien. Or, l’actuel ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, se présente comme un ardent défenseur des colonies.

Si les colonies juives sont jugées illégales selon le droit international, en Israël, il existe une distinction entre les colonies autorisées par le gouvernement et les avant-postes installés sans son aval.

M. Ben-Gvir n’a pas caché son ambition de légaliser de nombreux avant-postes, et certains l’ont été dans les derniers mois.

PHOTO AHMAD GHARABLI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir (au centre, avec la cravate), mardi

Des partis ultraorthodoxes sont aussi de la coalition. Ils ont perdu une bataille importante quand la Cour suprême a annulé un amendement en 2017, mettant fin à l’exemption du service militaire obligatoire pour les ultrareligieux.

L’appareil judiciaire est donc vu par une partie de la société et des élus comme une sérieuse entrave à leurs idéologies. Et comme un important rempart par d’autres.

Pourquoi maintenant ?

Les accusations contre le premier ministre Nétanyahou pour fraude et corruption viennent alimenter les questionnements des Israéliens sur le moment choisi.

« Il y a des gens qui croient que Nétanyahou se plaçait, pendant plusieurs années, en défenseur du judiciaire et que maintenant, il essaie de s’en prendre au système, parce qu’il place ses intérêts personnels avant ceux du pays », commente au téléphone Tomer Naor, avocat au Mouvement pour un gouvernement de qualité. L’organisme lutte contre le projet du gouvernement et a lancé une requête pour invalider l’amendement adopté par le gouvernement la semaine dernière.

PHOTO NOAM GALAI, FOURNIE PAR TOMER NAOR

L’avocat au Mouvement pour un gouvernement de qualité, Tomer Naor

« En plus, nous avons le gouvernement le plus à droite que nous ayons jamais eu, avec des extrémistes, des gens dans le gouvernement qui parlent de s’en prendre aux droits LGBT, aux droits des minorités, aux droits des Palestiniens, aux droits de la personne… ajoute-t-il. Les gens ont peur que s’il n’y a plus de système [judiciaire] pour faire contrepoids, le gouvernement va avoir des pouvoirs illimités pour mettre ses plans en action. »

Qu’est-ce qui a été modifié la semaine dernière ?

Le gouvernement a franchi une première étape le 24 juillet en limitant la possibilité qu’avait la Cour suprême d’invalider certains types de décisions jugées « déraisonnables ». La Cour l’avait utilisée en janvier pour révoquer la nomination d’Aryeh Deri au poste de ministre de l’Intérieur et de la Santé. Le chef de parti avait plaidé coupable l’an dernier à une accusation de fraude fiscale. Les juges ont estimé déraisonnable de lui permettre d’accéder à cette fonction.

Plusieurs organismes, dont l’Association pour le barreau israélien et le Mouvement pour un gouvernement de qualité, ont demandé à la Cour suprême de se pencher sur l’amendement. Une audience aura lieu le 12 septembre.

« L’un des buts [du gouvernement] est de contourner le principe de la séparation démocratique des pouvoirs », dénonce M. Naor.

Les 15 magistrats pourraient donc se prononcer sur… la perte de leur pouvoir.

Si les juges concluaient que l’amendement n’est pas juridiquement valable, le gouvernement se retrouverait dans une position difficile. En entrevue à CNN, le premier ministre Nétanyahou n’a pas voulu dire comment il allait agir si c’était le cas.

Avec Haaretz, Reuters et l’Agence France-Presse

L’histoire jusqu’ici

Janvier 2023

Le nouveau ministre de la Justice annonce son projet de réforme. Plusieurs milliers de personnes manifestent. Les manifestations deviendront hebdomadaires.

27 mars 2023

Le gouvernement annonce une pause dans son processus, après des manifestations monstres.

24 juillet 2023

Le Parlement adopte une première mesure, approuvée par les 64 députés de la coalition, sur un total de 120. L’opposition boycotte le vote.