À tort encore associé aux travaux domestiques, le tricot revêt pourtant depuis longtemps une dimension politique et féministe, rappelle l’essai collectif Tricoteuses et dentellières, publié ces jours-ci. Tour d’horizon de la posture militante du maniement des aiguilles, tantôt acte de patriotisme, tantôt geste de protestation.

Les tricoteuses de la Révolution française

IMAGE TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Jean-Baptiste Lesueur (1749-1826). Tricoteuses. Gouache sur carton découpé collé sur une feuille de papier lavée de bleu. Paris, musée Carnavalet.

On les a surnommées les « enragées » ou les « furies de la guillotine », disant d’elles qu’elles trempaient leur tricot dans le sang des guillotinés. Or, dans l’histoire, c’est le nom de « tricoteuses » qui s’est imposé pour désigner ce groupe de femmes du peuple qui assistaient aux débats de la Convention nationale, durant la Révolution française (1789-1799), tout en tricotant. Bien qu’elles aient laissé peu de traces physiques de leurs actions, ces femmes ont bousculé les codes de l’époque, selon Marjorie Charbonneau, doctorante en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui s’intéresse à la période révolutionnaire.

« Ces femmes, qui devaient tricoter à la maison, parfois par métier, parfois par nécessité pour vêtir toute la famille, avaient l’affront d’apporter leur ouvrage, privé, dans un espace public, souligne-t-elle. C’étaient des femmes de l’espace privé qui s’en allaient dans l’espace public masculin. Elles déstabilisaient les codes du genre, c’est certain. »

Bien qu’elles n’aient pas le droit de participer aux débats révolutionnaires, elles y assistaient pour se tenir au courant et allaient même jusqu’à manifester leur opinion par des « oh ! » et des « ah ! ». Car ces femmes, avant-gardistes, avaient de véritables revendications, note l’historienne. « Elles se battaient pour la défense des personnes noires, contre l’esclavagisme. Elles voulaient avoir accès au divorce, à la séparation de biens. Elles ne le savaient pas encore, mais elles avaient l’espoir de voir une équité sociale entre hommes et femmes, ce qui n’aura finalement pas lieu. »

Écoutez une entrevue donnée par Marjorie Charbonneau à Radio-Canada

Tricoter est un geste de résistance, militant et surtout très malin. Et ce sont les femmes qui ont découvert ça.

Lucile de Pesloüan, extrait du livre Tricoteuses et dentellières

Les tricoteuses-espionnes

IMAGE TIRÉE DU SITE WEB FREE VINTAGE KNITTING

Un livret de patrons de tricot publié par The Spool Cotton Company en 1941

Un siècle plus tard, on retrouve le tricot discret, mais présent, au cœur de deux conflits qui embrasèrent le monde. Lors des guerres mondiales, les femmes tricotaient pour appuyer et réchauffer les soldats partis au front. Rarement vue sans son sac de tricot, la première dame des États-Unis, Eleanor Roosevelt, a encouragé les Américaines à participer à l’effort de la Seconde Guerre en organisant un thé « Knit for Defense » au Waldorf-Astoria de New York en 1941.

Or, les femmes ont joué un rôle plus important encore, en utilisant le tricot comme couverture. Alors que certaines tricotaient aux abords des gares en tendant l’oreille, d’autres utilisaient leur savoir-faire pour informer les Alliés des positions nazies. Par la maîtrise de la maille endroit et de la maille envers, elles encodaient, en langage morse, les positions des troupes et les mouvements de trains. Peut-être ont-elles été inspirées par Molly Rinker, qui, pendant la Révolution américaine, transmettait des informations aux troupes de George Washington en cachant des bouts de papier dans des balles de laine !

« Je trouve magnifique que cette puissance du tricot, une puissance en douceur, se rende plus loin que la Révolution française », affirme l’historienne de l’art Marjorie Charbonneau.

Nos grands-mères, elles étaient fucking badass, et moi je veux continuer de faire des trucs badass de grand-mère.

Agathe Dessaux, citée dans Tricoteuses et dentellières

Qui est Agathe Dessaux ?

PHOTO JUDITH BRADETTE, FOURNIE PAR AGATHE DESSAUX

Avec La Gang d’Henriette, Agathe Dessaux souhaite perpétuer la tradition matriarcale et redonner la parole à sa grand-mère.

Artiste textile féministe qui signe des créations uniques, Agathe Dessaux a aussi lancé la marque de prêt-à-porter artisanale La Gang d’Henriette (le prénom de sa grand-mère) pour « perpétuer la tradition matriarcale ». Elle propose des accessoires en tricot, véganes et teints naturellement, notamment des cagoules.

Le Pussyhat contre Trump

PHOTO MICHAEL MCCOY, ARCHIVES REUTERS

Des femmes portent le Pussyhat lors d’une marche des femmes organisée à Washington en 2020.

Plus récemment, bien qu’il ait finalement été rejeté par certaines féministes parce que non inclusif, le bonnet rose aux oreilles de chat du mouvement Pussyhat Project est devenu un symbole de l’opposition des femmes à l’ancien président des États-Unis Donald Trump, après son élection en 2016. Après que celui-ci s’est vanté « d’attraper les femmes par la chatte », celles-ci ont défilé en grand nombre, lors de la Marche des femmes en 2017, coiffées de ce bonnet fait main baptisé « Pussyhat ».

Découvrez le patron de tricot du « Pussyhat » (offert en français)

Le tricot-graffiti

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

L’artiste Karine Fournier recouvre un arbre de morceaux de tricot assemblés, en 2017.

Des arbres recouverts de tubes colorés, des statues soudainement vêtues d’habits de laine : le tricot-graffiti est une pratique subversive et pacifique présente dans plusieurs villes du monde. Si cette forme d’art vise à rompre avec la monotonie de l’espace public, certains groupes s’en servent comme arme politique. En 2013, le collectif Les Ville-Laines, aujourd’hui dissous, avait recouvert de carrés tricotés la base d’un pilier de l’échangeur Turcot pour protester contre le plan de reconstruction. L’une des membres du collectif, l’artiste Karine Fournier, s’adonne toujours au tricot-graffiti par l’intermédiaire de son projet Tricot Pirate.

Consultez le site de Karine Fournier

Envahir l’espace avec le tricot, avec des tissus qui font penser à quelque chose de doux, mettre ces textures-là dans l’espace public… Il y a là quelque chose du don de soi. Pour moi, c’est un geste anarchiste.

Karine Fournier, citée dans Tricoteuses et dentellières

Le foulard de Sue Montgomery

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Sue Montgomery et son écharpe ont fait le tour des médias internationaux.

Militer pour la parité hommes-femmes en tricotant ? C’est ce qu’a fait l’ancienne mairesse de l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce Sue Montgomery. En 2019, l’élue a entrepris de tricoter un foulard pendant les séances du conseil municipal. Un peu pour échapper à la monotonie des discours, mais surtout pour documenter le temps de parole des hommes et des femmes. Utilisant du fil rouge lorsqu’un homme parle et vert lorsque c’était au tour d’une femme, elle a tricoté un foulard beaucoup plus rouge que vert, bien que 31 femmes et 34 hommes siègent au conseil municipal.

Lisez la chronique de Rima Elkouri « La revanche du tricot »

Tricoteuses et dentellières

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS MARCHAND DE FEUILLES

Tricoteuses et dentellières

Publié aux Éditions Marchand de feuilles, Tricoteuses et dentellières est un ouvrage collectif auquel ont notamment participé les autrices Lucile de Pesloüan, Audrée Wilhelmy et Perrine Leblanc ainsi que les artistes Karine Fournier et Agathe Dessaux. Une courtepointe de textes qui, une fois assemblée, dresse le portrait d’une pratique qui, tantôt méditative, tantôt revendicatrice, est beaucoup plus qu’un passe-temps.

Sources : Wikipédia, The National WWII Museum, The New York Times, La Presse, Pussy Hat Project, Le pouvoir du tricot (Loretta Napoleoni)