Ce jour-là, sur le sentier de l’escarpement, une silhouette s’est profilée entre les arbres.

J’ai sursauté. Je croise rarement autrui dans ce coin de la montagne. L’homme ne portait pas de chandail. Mon cœur a commencé à battre plus rapidement et mes pas à s’accélérer. Puis, il a lancé : « Je suis désolé. » Dans ses yeux, une gêne. Peut-être même de la honte. Il s’excusait de m’avoir fait peur. Ou juste d’exister, je ne suis pas sûre.

J’ai remarqué sa tente et ses vêtements qui séchaient, tout près. Je marchais chez lui. Je lui ai affirmé qu’il n’y avait aucun souci, puis j’ai poursuivi mon chemin, honteuse aussi… J’avais eu peur de quelqu’un habitué à susciter ce sentiment malgré lui.

Depuis, j’en ai vu quelques-unes, des tentes. J’en avais pourtant aperçu très peu dans les dernières années. Peut-être que mon attention était portée ailleurs, peut-être que j’empruntais jadis des sentiers plus fréquentés, peut-être que la vulnérabilité connaît de moins en moins de limites.

La Ville de Montréal n’a pas de données concernant précisément la situation sur le mont Royal, mais Serge Lareault, commissaire aux personnes en situation d’itinérance, m’a expliqué que les « campeurs » cherchent souvent des lieux isolés. Le centre-ville comptant de moins en moins de terrains vagues, la montagne peut être un endroit intéressant pour ceux qui veulent se réfugier loin de la population.

Dans Les prophéties de la montagne (Éditions Marchand de feuilles), Pattie O’Green écrit sur l’histoire du mont Royal, les rituels qui s’y déploient, sa faune et sa flore, ses secrets. L’autrice réfléchit aussi aux inégalités qui sévissent sur les flancs de la montagne : celles que subissent les coureuses qui craignent les agresseurs ; les moins nantis qui ont été enterrés dans ses deux cimetières ; les citoyens de Parc-Extension séparés de la ville de Mont-Royal par une clôture, etc. Peut maintenant s’ajouter à ce lot d’injustices celle que connaissent les personnes en situation d’itinérance qui tentent d’y vivre…

Comment faire pour éviter qu’elles ne sentent le besoin de s’excuser lorsque notre regard croise le leur ?

On encourage la compréhension et la solidarité envers la personne de la rue. C’est en se parlant qu’on se rencontre.

Serge Lareault, commissaire aux personnes en situation d’itinérance à la Ville de Montréal

Serge Lareault reconnaît toutefois qu’il est difficile de faire les premiers pas. « Lorsque vous croisez une personne en situation de crise ou d’isolement dans la société, c’est dur d’arriver et de dire : ‟Ça va-tu bien ?” La fracture vient de la différence sociale. On est une personne logée… Quels mots on emploie avec une personne complètement en désarroi ? »

Il m’a recommandé de consulter l’outil Simple comme bonjour !1, une initiative française. Le programme, offert en ligne, contient plusieurs conseils pour aller à la rencontre des gens en situation d’itinérance, dont des sujets brise-glace. Serge Lareault espère que Montréal pourra bientôt créer un guide du genre, en reconnaissant toutefois que « la recette n’est pas miraculeuse, il s’agit de considérer [l’autre] comme une personne normale ».

D’autant plus qu’on a peut-être des points en commun avec la personne qui se trouve devant soi…

« Les refuges nous disent voir de plus en plus de gens salariés, m’a confirmé Serge Lareault. Les banques alimentaires aussi. Des travailleurs de rue me parlent de travailleurs qui dorment dans leur voiture… »

C’est difficile d’avoir des chiffres, mais il y a l’émergence d’une itinérance de travailleurs, et c’est quelque chose qu’on ne voyait pas beaucoup il y a 10 ans.

Serge Lareault, commissaire aux personnes en situation d’itinérance à la Ville de Montréal

Ça m’a rappelé un statut récemment publié par un jeune professionnel sur Facebook : « J’ai l’impression d’avoir un couteau à la gorge et d’être à deux doigts d’être à la rue, pendant que le monde continue de sortir au resto, de s’acheter des voitures neuves, du linge pis de se planifier des voyages. Câlice, comment vous faites ? J’ai relativement un bon salaire et je me paie AUCUN luxe. Mon seul luxe, c’est d’habiter seul avec mon gars. C’est quoi vos solutions miracles ? Je suis preneur parce que chaque paie qui rentre est engloutie au complet dans mes dépenses en moins de 72 h pis je suis pu capable. Je fais de l’anxiété par rapport à ça, pis c’est en train de me rendre malade. J’ai pu d’économies, mon compte est à sec en permanence, malgré que je travaille comme un défoncé. Je panique, là. »

Sous sa publication, plus de 60 réponses. Les gens se reconnaissent et partagent des trucs avec les autres : épicerie au rabais, remaniement de forfait cellulaire, troc, deuxième job, troisième job… Entre les lignes, la peur d’un « bris » imminent.

L’auteur du statut m’a dirigée vers d’autres publications du genre dans un groupe privé, pour me « prouve[r] à quel point le sentiment d’impuissance commence à se répandre comme une traînée de poudre ».

On parle d’une tempête parfaite, à Montréal, selon Serge Lareault : le coût des loyers, leur rareté, la hausse du coût de la vie, le manque de services en dépendance et en santé mentale, la circulation de drogues… La vulnérabilité s’étend.

En cette période où la peur est synonyme de fête, elle ravage le ventre de plusieurs personnes qui sont de plus en plus à court de ressources.

1. Consultez le guide Simple comme bonjour !