Le 10 novembre 1997, au lendemain de ce qui demeurera l’un des moments les plus transformateurs de l’histoire de la lutte, Bret Hart fulmine, pendant que Paul Jay, le documentariste qui l’accompagne depuis plusieurs mois, sourit.

« Paul me disait : “Tu n’en reviendras pas à quel point j’ai tout capté”, se remémore le légendaire lutteur canadien en entrevue avec La Presse. J’avais l’impression que c’était impossible que ma version de l’histoire soit suffisamment bien racontée pour que tout le monde comprenne ce qui m’était arrivé. J’avais peur que personne ne me croie. Et quand j’ai vu le premier montage du film, j’ai été époustouflé. Paul avait raison : il avait tout capté. »

Que connaissait Paul Jay au sujet de la lutte, avant de s’atteler au tournage du documentaire Hitman Hart : Wrestling with Shadows (1998), qui célébrait son 25e anniversaire le 20 décembre dernier ? « J’avais autant de connaissances sur le monde de la lutte que j’en avais au sujet de la Lune », répond le journaliste dont le précédent film, Never-Endum Referendum, portait sur le référendum québécois de 1995.

Pourquoi alors consacrer autant d’énergie à cet univers ? C’est qu’en peu de temps, le réalisateur torontois était tombé sur une entrevue accordée par Bret Hart en Allemagne – « Il était un des Canadiens les plus connus à l’étranger, mais la majorité des Canadiens ne le connaissaient pas » – ainsi que sur l’essentiel essai de Roland Barthes Le monde où l’on catche (1957). Le sémiologue français y observe que « le catch participe à la nature des grands spectacles solaires – théâtre grec et courses de taureaux : ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli. »

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Bret Hart en 2016

C’est ce qui inspirera à Paul Jay le titre de son film, dans lequel Bret Hart se bat non seulement contre des adversaires comme le bellâtre Shawn Michaels et le mécréant Steve Austin, mais surtout contre ce que son industrie a de plus sombre.

« C’est un film qui est difficile à revoir, parce qu’il fait remonter toutes sortes d’émotions plus ou moins agréables, confie le Hitman, aujourd’hui âgé de 66 ans. Mais je demeure fier de la droiture que j’ai affichée à ce moment de ma carrière où je faisais face à des forces contraires et durant lequel on m’a dupé, menti. »

« Montre ce que tu veux ! »

En 1997, Bret Hart est une des plus grandes vedettes de ce qu’on appelait alors la WWF. Rien n’est pourtant au beau fixe en son cœur, une offre substantielle de l’entreprise rivale, la WCW, nourrissant chez lui un déchirant conflit de loyauté. L’omnipotent patron de la WWF, Vince McMahon, tranchera à sa place, en choisissant de le laisser filer vers la compétition, ce qui semblait en fin de compte plutôt l’arranger.

Mais le 9 novembre 1997, au Centre Molson, malgré l’assurance de McMahon qu’il pourrait avoir le contrôle sur l’issue de son dernier match, ce que stipulait son contrat, Hart se voit dépouillé de sa ceinture de champion, et de sa souriante candeur, alors que l’arbitre sonne la cloche pendant que son ennemi juré, Shawn Michaels, lui fait subir sa propre prise de finition. Une conclusion à laquelle Bret n’avait pas consenti. Une conclusion qui ne pourrait pas davantage aller à l’encontre du code d’honneur des lutteurs.

Cet instant charnière de l’histoire de l’industrie, appelé le Montreal ScrewJob, brouillera à tout jamais la frontière jusque-là plutôt étanche entre fiction et réalité.

Jusque-là, peu de documentaires sur la lutte avaient à ce point montré l’autre côté du rideau, ce qui est désormais presque banal. Cette marge de manœuvre, Vince McMahon l’avait accordée à Bret comme une sorte de nanane, lors d’une de leurs discussions autour de son contrat.

« Et j’avais une entente verbale avec Paul selon laquelle, s’il y avait quoi que ce soit avec quoi je n’étais pas à l’aise, qui ne dépeignait pas la lutte sous un jour favorable, on pourrait l’enlever », précise Hart. Issu d’une dynastie de la lutte de Calgary, Bret s’était fait marteler dès l’enfance que la nature prédéterminée du sport-spectacle devait être tue, à tout prix. « Je pense que Vince s’imaginait que j’étais trop de la vieille école, trop protecteur de l’industrie pour vouloir parler publiquement de ce qu’ils avaient décidé de me faire à Montréal. »

Vince McMahon ne pouvait pas se tromper davantage. Après l’incident, « Bret était tellement en colère, se rappelle Paul Jay, qu’il m’a dit : “Montre ce que tu veux, je m’en fous !” »

Le seul regret de Bret, qui a mis son poing au visage de son employeur quelques minutes après le ScrewJob ? « Je n’aurais pas dû chasser Paul et son équipe du vestiaire avant de passer le K.-O. à Vince. »

Le dieu de la WWF

Conscient que le monde de la lutte pouvait lui servir de métaphore, Paul Jay aura été très habile à mettre en lumière tout le pouvoir concentré entre les mains de Vince McMahon, que Bret décrit en voix hors champ comme une « figure paternelle », une expression employée à travers les années par nombre de vedettes.

Le fondateur de l’entreprise de lutte la plus lucrative au monde a-t-il exploité la dette que ses poulains croyaient avoir envers lui ? Au bout du fil, Bret rit doucement. « Je veux dire… c’est sûr ! On peut le comparer à un père, mais je le comparerais aussi à Dieu. Vince pouvait te regarder un beau jour et décider de changer ta vie… et ta vie changeait vraiment. J’ai longtemps été son élève chouchou. J’avais l’impression de tout lui devoir, c’est pour ça que je lui étais loyal. »

PHOTO MASAHIKO YAMAMOTO, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Vince McMahon en 2004

« Et c’est pour cette raison que le film a rejoint des gens qui ne s’intéressent pas à la lutte, pense Paul Jay. Il oppose quelqu’un comme Vince, qui ne pense qu’à l’argent, à quelqu’un comme Bret, qui tient à ses valeurs. Il pose la question : est-ce que c’est naïf de tenir à ses valeurs ? »

Vivre en leur honneur

Brian Pillman, Owen Hart, Davey Boy Smith, Jim Neidhart. Douloureux constat en revisionnant Wrestling with Shadows : de tous les membres de la Hart Foundation, son clan à l’écran et au quotidien, Bret Hart est le seul à ne pas avoir traversé de l’autre côté. Long silence au bout du fil.

« Je pense à Owen tous les jours », laisse-t-il tomber au sujet de son défunt frère cadet, mort à 34 ans, en 1999, à la suite d’un tragique accident lors d’un gala de la WWE. « Owen était très bon dans les coups pendables et, aujourd’hui, si je n’arrive pas à retrouver mon téléphone ou si j’oublie mes clés dans ma voiture avec les portes verrouillées, j’ai l’impression que c’est Owen qui me tire l’oreille. »

« J’ai toujours cru que le ScrewJob et la mort d’Owen avaient mené à mon AVC », poursuit-il au sujet de ses graves ennuis de santé de 2002. « Et la vérité, c’est qu’à cette époque, je charriais beaucoup de mauvaises énergies, de pensées sombres et colériques, et j’ai dû travailler pour m’en débarrasser. »

Bret Hart est donc plutôt en paix avec son passé et flatté de toujours compter parmi les lutteurs les plus révérés par ceux et celles qui imaginent le présent de la lutte.

« Moi, j’ai comme plan de vivre jusqu’à au moins 100 ans, promet-il. Je veux vivre chacune des journées qu’on va me donner au nom de tous ces amis dont le voyage a été interrompu trop tôt. Vivre le plus pleinement possible, c’est ma manière de leur rendre hommage. »

Visionnez le film sur le site de l’ONF (en anglais)
Hitman Hart : Wrestling with Shadows

Documentaire

Hitman Hart : Wrestling with Shadows

Paul Jay