Critiqué de toutes parts depuis mars, le propriétaire de l’immeuble du Vieux-Montréal où un incendie a fait sept morts réplique à son tour. Dans une poursuite judiciaire, il accuse l’administration municipale d’avoir « contribué au déclenchement et à la gravité de l’incendie » par son intransigeance en matière de préservation des bâtiments patrimoniaux et par l’envoi d’un nombre insuffisant de pompiers sur place.

« Par ses comportements, [la Ville de Montréal] a donc sérieusement contribué au déclenchement et à la gravité de l’incendie, aux dommages causés à l’immeuble ainsi qu’aux vies ayant été perdues dans ce tragique évènement », précise la demande introductive d’instance déposée en Cour supérieure au nom du propriétaire Émile Benamor. Ce dernier réclame 7,5 millions en dommages.

Par cette nouvelle procédure, M. Benamor tente de rejeter la responsabilité sur les autorités pour le funeste incendie du 16 mars dernier. M. Benamor a lui-même été vertement critiqué par les familles de certaines victimes, qui lui reprochent l’état dans lequel il conservait son immeuble et le fait que certains de ses logements avaient été offerts en sous-location sur des plateformes d’hébergement à court terme, dans un endroit qu’ils jugent déficient en matière de sécurité.

La famille de Nathan Sears, l’une des victimes tuées dans l’incendie, a déjà déposé une demande d’action collective contre M. Benamor, et vendredi, la famille d’une autre victime, Charlie Lacroix, a déposé une poursuite individuelle qui vise notamment M. Benamor. La police de Montréal mène aussi une enquête dont un volet vise précisément à déterminer s’il y a eu négligence criminelle dans ce dossier.

Une protection en cause

La requête introductive d’instance de M. Benamor, rédigée par les avocats Éric Olivier et Lucie Desgagné, affirme que le propriétaire est arrivé sur place très tôt le soir du drame. M. Benamor affirme qu’il a tenté d’alerter les pompiers au sujet des personnes coincées à l’intérieur, sans être écouté. Ce soir-là, « les responsables sur place ne sont pas disposés à entendre le demandeur ».

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Émile Benamor, propriétaire de l’immeuble de la place D’Youville

Au cours de la soirée, « les efforts déployés sur place pour réfréner l’incendie ne le sont que très sommairement et sont insuffisants », précise la poursuite, qui annonce que la chose sera « démontrée plus amplement à l’audition » devant un juge.

Le propriétaire affirme que la Ville a toujours accepté l’usage qu’il faisait de son immeuble, un édifice patrimonial de la place D’Youville datant de 1890, qui ne respectait évidemment pas les normes de construction modernes. Le statut protégé du bâtiment rendait toute mise à jour « hautement complexe », dit-il.

L’immeuble est fortement encadré ainsi que les travaux autorisés à celui-ci, incluant le fait que certains travaux sont totalement impossibles à réaliser, notamment en raison de la Ville qui refuse toute modification ou altération qui soit visible par rapport à la construction patrimoniale d’origine.

Extrait de la demande introductive d’instance

M. Benamor cite l’exemple d’une entrée dotée d’une « porte en bois de plusieurs pouces d’épaisseur datant de plus de 100 ans ». La porte avait « une valeur patrimoniale inestimable » et « ne pouvait donc d’aucune façon être modifiée ou remplacée ».

Porte ouverte pour l’incendiaire

La porte s’ouvrait vers l’intérieur du bâtiment, plutôt que vers l’extérieur, comme le préconisent les bonnes pratiques en matière de sécurité incendie. Les pompiers de Montréal auraient donc exigé que le propriétaire laisse la porte d’entrée de l’édifice déverrouillée en tout temps, pour faciliter une éventuelle évacuation. Or, c’est par cette porte qu’un incendiaire est entré pour déverser de l’essence et allumer l’incendie, selon ce que le propriétaire dit avoir appris de la police, qui mène désormais une enquête pour meurtre dans ce dossier.

Il est évident que si la porte avait été verrouillée, les dispositifs contenant l’accélérant visant à déclencher un incendie n’auraient pu être lancés à l’intérieur.

Extrait de la demande introductive d’instance

Le propriétaire cite aussi l’exemple d’un escalier qui menait vers le toit de son immeuble et offrait ainsi une issue vers le toit d’un immeuble voisin. La Ville craignait que des gens ne montent de la rue pour fêter sur les toits et a donc exigé que la partie supérieure soit retirée, en 2012.

« Il est manifeste qu’en obligeant le demandeur à modifier cet escalier pour qu’il en retire une partie, les occupants possédaient une issue d’évacuation de moins au moment de l’incendie criminel qui s’est déclenché soudainement », prétend la poursuite.

Parmi ses nombreux reproches envers la Ville, le propriétaire ajoute que ses représentants ont fait des déclarations « fausses » qui laissaient entendre qu’il avait quelque chose à se reprocher et qui ont alimenté la vindicte populaire et médiatique à son endroit.

« Ces déclarations ont été faites dans le but de détourner l’attention de l’inertie de la Ville et de ses divers services déficients, incluant les autorisations octroyées par ses propres fonctionnaires en lien avec la configuration des lieux qu’ils ne pouvaient ignorer et notamment le nombre et l’emplacement des fenêtres », affirme la requête introductive d’instance.

Prison de flammes

Vendredi, une autre poursuite a été déposée à la Cour supérieure du Québec par les parents de Charlie Lacroix, une jeune fille de 18 ans morte dans l’incendie avec son ami Walid Belkahla.

PHOTO YVES TREMBLAY, ARCHIVES LES YEUX DU CIEL

Vue aérienne de l’immeuble consumé par un incendie criminel en mars dernier, place D’Youville

Charlie Lacroix et son compagnon passaient la nuit dans un logement sans fenêtre qu’une de ses amies avait loué sur Airbnb. Pendant la nuit, les deux occupants se sont réveillés et ont constaté que la seule issue était bloquée par le feu.

« Charlie constate à ce moment qu’elle n’a aucune façon de se sortir de cette prison de flammes et qu’elle va malheureusement décéder sous peu à l’intérieur de l’Appartement », précise la poursuite, rédigée par les avocats Charles Daviault et Mathieu Papineau, du cabinet Gowling.

La famille réclame un total de 1,5 million de dollars en dommages conjointement à la Ville de Montréal, à Émile Benamor et à Tariq Hasan, un entrepreneur qui sous-louait des logements de M. Benamor sur Airbnb.

Au sujet de la Ville, la poursuite affirme qu’« aucun suivi n’a été effectué par la Ville et aucune action concrète n’a été posée pour condamner l’immeuble ou encore le faire retirer des plateformes de location court-terme ».

Quant à M. Benamor, il « connaissait la non-conformité de l’immeuble et de l’appartement ainsi que leur dangerosité », ajoute le document.

Enfin, Tariq Hasan « savait que l’appartement qu’il louait par l’entremise d’Airbnb n’avait pas de fenêtre et qu’il était situé dans un immeuble dangereux », avancent les avocats de la famille.

« Pire encore, Hasan trompait les locataires de l’appartement via les photographies choisies pour être affichées sur la plateforme Airbnb, qui laissent croire que l’Appartement est baigné par la lumière naturelle du jour alors qu’il s’agit d’une fausse fenêtre », conclut la procédure.

La Ville de Montréal a préféré ne pas commenter l’affaire puisqu’elle se retrouve maintenant devant les tribunaux. La Presse n’a pas été en mesure de joindre Tariq Hasan, qui a refusé plusieurs demandes d’entrevues depuis mars.

L’histoire jusqu’ici

16 mars

Un incendie d’une rare intensité éclate dans un immeuble patrimonial du Vieux-Montréal, faisant sept morts et neuf blessés.

20 mars

Après avoir appris que certains logements de l’immeuble étaient sous-loués illégalement pour des séjours à court terme sur la plateforme Airbnb, Québec annonce vouloir resserrer sa loi pour empêcher cette pratique.

29 août

La Presse révèle que les expertises de la police ont confirmé que l’incendie est de nature criminelle.