Tout a commencé une nuit de Noël gâchée par la COVID.

C’était il y a deux ans. Pascale Brochu, happée par le virus juste à temps pour les Fêtes, rongeait son frein en quarantaine.

« Je ne suis pas très bonne pour rien faire ! », concède en riant la mère de famille et gestionnaire de 51 ans, qui carbure aux défis.

Le soir du réveillon, elle est sortie de sa chambre masquée. Elle s’est assise dans un coin, comme si elle était en punition. Elle a observé à distance son mari et leurs trois adolescents échanger des cadeaux, avant de retourner s’isoler, réfléchissant à la vie et à ses revers, au temps qui passe et qui ne revient pas, au nid vide que sera leur maison dans quelques années.

« J’étais vraiment déprimée ! »

Quatorze jours plus tard, Pascale est ressortie de sa chambre avec une idée folle : pourquoi on ne ferait pas un tour du monde à vélo, en famille, pendant un an ? La vie est courte… Qui sait ce qu’elle nous réserve ? Pourquoi faudrait-il attendre la retraite pour réaliser nos rêves ?

Au début, Alex James, le mari de Pascale, était un peu sceptique devant ce que son amoureuse qualifie elle-même de « délire post-COVID ». Puis, il a dit : « Si les enfants embarquent, j’embarque ! »

On s’est dit que ce serait une dernière occasion de passer du temps avec eux avant qu’ils quittent la maison.

Alex James

Les trois ados – Rosalie, 19 ans, Elliot, 17 ans, et Henri, 14 ans – ont tout de suite dit « oui ! » avec enthousiasme. Au grand bonheur de Pascale, qui voyait aussi là une occasion de raccommoder des liens que la COVID avait abîmés.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK WE THE FAM

La famille Brochu James

« Durant la pandémie, on était forcés d’être ensemble. Mais en fait, on vivait chacun notre stress en silo. Ça n’a pas créé de liens. Ça nous a même un peu éloignés parce qu’on n’en pouvait plus ! »

Toute la famille a commencé à se préparer à ce grand voyage. Avant le départ prévu en juillet 2023, les parents ont donné leur démission. « Pas par dépit », précise Pascale, que je connais parce que nos enfants sont amis. « On aimait beaucoup notre travail tous les deux. Mais on avait besoin d’autre chose. »

Ils ont mis leur maison à louer. Les ados ont mis leurs études sur pause. Loin des bancs d’école, ils apprennent autrement.

« C’est l’école de la vie ! » me lance, sourire en coin, Henri, alors que j’ai joint par appel vidéo les BroJames (comme ils se surnomment), à Luang Prabang, au Laos.

Même si la famille roule 80 km par jour, Henri trouve toujours du temps pour apprendre de nouvelles langues – il s’est mis au vietnamien, en prévision de la prochaine étape de leur voyage.

Elliot aime particulièrement découvrir ce qu’un voyage en bus ou en train rendrait invisible. « Quand on est à vélo, on explore chaque minute du voyage. On peut voir des petites villes et vraiment rencontrer les gens. »

Depuis le 2 juillet, les BroJames ont parcouru plus de 6000 km à vélo. Après avoir traversé l’Europe du Portugal à la Turquie, ils comptent parcourir l’Asie du Sud-Est dans les prochains mois, avant de mettre le cap sur l’Amérique du Nord. Au bout de ce voyage, si tout va bien, ils auront parcouru 20 000 km à bicyclette.

Le parcours de la famille Brochu James
  • Le trajet européen

    IMAGE TIRÉE DU SITE WEB CRAZYGUYONABIKE.COM

    Le trajet européen

  • Le trajet asiatique

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    Le trajet asiatique

  • Le trajet nord-américain

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    Le trajet nord-américain

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Pascale et Alex, qui se sont rencontrés alors qu’ils faisaient de l’aide humanitaire en Afrique, n’en sont pas à leur premier voyage hors des sentiers battus. Forte de ses compétences en entrepreneuriat, Pascale joue naturellement le rôle de chef de projet au sein de la famille. C’est elle qui planifie les déplacements et l’entretien de l’équipement, gère le budget de façon serrée, s’occupe du ravitaillement, veille sur les ressources humaines…

Alex est le scribe désigné du voyage1. Il prend plaisir à alimenter un blogue sur le site crazyguyonabike.com bien connu des cyclotouristes aguerris2. Si on y trouve souvent des récits de cyclistes voyageant avec leurs jeunes enfants, les aventures avec trois ados à la conquête de trois continents sont plus rares et suscitent un intérêt marqué.

Le plus grand défi du voyage, ce n’est ni le kilométrage ni les côtes abruptes, mais la dynamique familiale qui n’est évidemment pas la même avec des jeunes qui prennent part à chaque décision et ont besoin de leur espace – ce qui n’est pas simple lorsqu’on partage une tente avec ses parents pendant un an !

Pour surmonter cet obstacle, la famille a prévu des façons de donner à chacun du temps pour soi, quitte à se séparer en cours de route. Après quelques mois avec ses parents, c’est d’ailleurs ce qu’a choisi l’aînée, Rosalie, qui est actuellement en Thaïlande.

À chaque étape du voyage, il y a des décisions à prendre. On va par ici ou par là ? De ce côté, c’est plat, mais moins bucolique. De l’autre, il y a la montagne.

« Tout le monde doit être sur la même longueur d’onde, observe Alex. Et ça, c’est plus dur que de gravir une montagne ! »

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La famille doit parfois camper dans des lieux insolites.

Il y a aussi eu, au début du voyage, une grande épreuve imprévue. Alors qu’Alex était en train de se demander comment la famille allait affronter le mistral qui soufflerait sur leurs visages dans la vallée du Rhône, la famille a appris une terrible nouvelle : Paul, le père de Pascale, âgé de 80 ans, s’est retrouvé aux soins intensifs après une chute. Il s’était cogné la tête et souffrait d’une hémorragie cérébrale. Il est mort dans la nuit du 9 août avant que la famille, qui avait décidé de rentrer d’urgence au Québec, n’ait le temps d’arriver à son chevet.

Après un intermède forcé pour des funérailles – facilité grâce à des amis français et à la communauté cycliste qui ont aidé la famille avec le casse-tête des réservations, l’entreposage des vélos, le transport, etc. –, la folle aventure a repris.

Jusqu’ici, tout va bien ? Il y a évidemment de ces jours de tensions où tout le monde se tape sur les nerfs, admet Pascale. Mais ils sont largement compensés par les moments de grâce et le bonheur de vivre cette expérience exceptionnelle en famille.

On sort de notre zone de confort, on s’encourage les uns les autres quand c’est difficile de pédaler.

Pascale Brochu

Un peu partout en Europe, les BroJames ont posé leur tente dans des endroits incongrus. Le camping sauvage n’a plus de secrets pour eux. Demander à des inconnus en Allemagne ou ailleurs s’ils accepteraient que la famille plante une tente dans leur jardin, non plus.

Avant le départ, des sceptiques les avaient mis en garde. « C’est dangereux ! Vous allez vous faire voler ! »

Mais partout où ils vont, ils sont plutôt ébahis par la bonté des inconnus ainsi que par l’accueil des hôtes du réseau d’entraide pour cyclistes Warmshowers3 leur offrant une douche, un lit, un verre, des conseils, de nouvelles amitiés… Les gens sont souvent intrigués par cette famille de cyclotouristes. On leur demande s’ils ont besoin d’aide. On les invite à manger. On dresse la table pour eux, sans rien accepter en retour.

Même dans des communautés pauvres, cette richesse du cœur demeure, souligne Alex.

« La générosité se manifeste de façons différentes selon le pays, mais elle est toujours là. »

Au verso de la fureur du monde, dans ce voyage au bout de la vie, ce doux rappel : l’humanité existe encore.

1. Consultez la page Facebook We The Fam 2. Consultez le blogue crazyguyonabike.com (en anglais) 3. Consultez le site web de Warmshowers