« Vais-je sauver leur vie ou pas ? »

C’est la terrible question qui hante Haya Elsayyed, Palestinienne de 25 ans, qui a déposé ses rêves au Québec l’an dernier avant que sa vie et celle de sa famille coincée à Gaza se transforment en cauchemar.

« C’est pire qu’un cauchemar », me dit, les traits tirés, la jeune diplômée en biotechnologie, résidente permanente au Canada, que j’ai jointe par Zoom au Caire, où elle a pu être évacuée en attendant dans l’angoisse une réponse d’Ottawa concernant sa famille.

La réponse automatisée d’Immigration Canada promettait une réponse dans les plus « brefs délais ». Mais compte tenu de l’urgence à Gaza, les « brefs délais » ressemblent à une éternité. La semaine dernière fut particulièrement éprouvante, une panne de communication ayant empêché Haya d’avoir des nouvelles de ses proches.

La nuit tombée, elle peine à fermer l’œil. Elle pense sans cesse à ses parents et à ses deux frères, pris sous les bombes. Seront-ils encore vivants à l’aube ?

Je suis rongée par l’inquiétude. Vais-je pouvoir être réunie avec les membres de ma famille ou non ? Vais-je sauver leur vie ou pas ? Sont-ils en sécurité aujourd’hui ou non ? Ont-ils assez à manger pour la journée ? Ont-ils pu trouver des vêtements assez chauds ?

Haya Elsayyed

Haya était en visite chez sa famille à Gaza au moment des attaques du Hamas du 7 octobre et de l’offensive israélienne qui a suivi. Elle comptait poursuivre sous peu ses études à la maîtrise en santé publique à l’Université de Montréal ou à McGill avant que la guerre détruise sa maison familiale et mette tous ses rêves sur pause.

PHOTO JACK GUEZ, AGENCE FRANCE-PRESSE

De la fumée s'élève au-dessus du territoire palestinien à la suite d'un bombardement. Le Hamas a accusé jeudi Israël de tirs meurtriers contre des civils qui attendaient de l’aide humanitaire à Gaza.

Seule membre de sa famille ayant un statut de résidente permanente au Canada, Haya a pu être évacuée en Égypte par les services d’urgence d’Affaires mondiales Canada le 9 décembre dernier. Elle a tenté de faire évacuer ses parents et ses deux frères aussi, mais on lui a dit qu’ils n'étaient pas admissibles. Elle aurait pu alors rentrer au Canada – elle a un visa de 45 jours venant à échéance cette semaine qui lui aurait permis de le faire. Mais elle n’avait pas le cœur d’abandonner sa famille sans savoir si elle pourrait un jour la revoir.

Puis, le 21 décembre dernier, lorsque le ministre canadien de l’Immigration, Marc Miller, a annoncé la mise sur pied d’un programme spécial aux critères plus souples pour les Gazaouis souhaitant retrouver des membres de leur famille élargie au Canada, Haya a eu un sursaut d’espoir. Mille visas de résidents temporaires pourraient être accordés à des Gazaouis, à condition que leurs proches s’engagent à les soutenir au Canada. À condition aussi de patienter jusqu’au 9 janvier, date à laquelle le programme entrerait en vigueur.

Avec l’aide précieuse de Geneviève Nadeau, une amie québécoise vivant en Israël, ainsi que d’autres amis français de ses parents, Haya s’est dépêchée d’amasser la paperasse requise pour déposer une demande lui permettant de sauver la vie de sa famille.

Le 9 janvier, dès l’ouverture du portail web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), la demande a été déposée avec les multiples documents exigés à l’appui. Photos, diplômes universitaires, liste des lieux de travail et de résidence, liste des employeurs, dossiers médicaux, etc.

PHOTO FOURNIE PAR HAYA ELSAYYED

Haya Elsayyed et sa mère, Jehan

Jehan, la mère de Haya, est professeure d’anglais. Nasser, son père, qui a fait ses études en France, est professeur de français. Son frère Amr, 23 ans, est fraîchement diplômé en génie avec spécialisation dans les énergies renouvelables. Son jeune frère, Mohammed, 19 ans, venait d’entamer sa deuxième année de médecine.

Quinze jours après avoir déposé les espoirs de la famille entre les mains de la bureaucratie canadienne, Haya et Geneviève n’ont eu aucune nouvelle d’IRCC.

« Je n’arrive pas à comprendre comme c’est possible que ce soit si long ! », me dit Geneviève, qui a fait parvenir une lettre à La Presse dénonçant ces délais particulièrement inhumains en situation de guerre1.

« Seriez-vous en mesure d’imaginer être à Gaza et attendre que la bureaucratie canadienne sauve votre vie ? »

L’annonce du ministre Miller a été faite il y a plus d’un mois, rappelle-t-elle. Depuis, combien de Palestiniens sont morts ? Combien ont été blessés ? Combien ont perdu leurs maisons ? Combien sont affamés ou transis de froid ?

Après trois mois et demi de guerre, la situation est pour le moins insoutenable à Gaza. En dépit des deuils qui s’accumulent et d’une catastrophe humanitaire sans précédent, les membres de la famille Elsayyed tentent malgré tout de s’accrocher à l’espoir, me dit Haya.

« Ils espèrent la fin de la guerre et du génocide en cours. Nous avons perdu tellement de proches. Mes frères et moi avons perdu des cousins et des amis. Nous avons perdu plusieurs de nos professeurs à l’université. Ma mère a perdu des amies, mon père, aussi. Nous avons perdu notre maison. Nous avons fui en laissant tout derrière nous… »

Haya souhaite de tout cœur ne pas perdre la seule chose qu’il leur reste : l’espoir de vivre en paix.

1. LISEZ la lettre que Geneviève Nadeau a fait parvenir à La Presse : https://lp.ca/xkq7zA

1. Lisez la lettre que Geneviève Nadeau a fait parvenir à La Presse

915 demandes de visa « en cours de traitement »

Plus d’un mois après avoir annoncé la mise sur pied d’un programme spécial pour les Gazaouis souhaitant retrouver des membres de leur famille élargie au Canada, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) indique que 915 demandes sont « en cours de traitement » et qu’aucun visa de résidence temporaire n’a encore été accordé.

Questionné quant à l’état de la demande de la famille Elsayyed et aux raisons motivant de tels délais en situation d’urgence, IRCC dit rester « profondément préoccupé par la situation à Gaza et [compatir] avec les personnes touchées ». Toutefois, invoquant la confidentialité des dossiers et la sécurité des personnes impliquées, on précise ne pas être en mesure de fournir de détails sur des cas précis.

Le traitement des demandes inclut un contrôle de sécurité en plusieurs étapes, précise IRCC. « Si aucun problème d’interdiction de territoire n’est signalé, les personnes qui sont en mesure de quitter Gaza pourront fournir leurs données biométriques dans un pays tiers. »

Bien que le Canada tente de faciliter la sortie de Gaza des citoyens canadiens, des résidents permanents et des membres de leur famille admissibles au programme spécial de résidence temporaire, le déplacement vers l’Égypte est extrêmement compliqué, indique-t-on. « [Il] demeure très difficile, voire même impossible, de sortir de Gaza en raison des exigences d’entrée et de sortie établies par d’autres pays et intervenants dans la région. »