La faillite du Groupe Juste pour rire (JPR) n’aurait pu tomber à un moment plus déprimant pour Montréal.

Les rues sont sales et grises. Les parcs ont des allures apocalyptiques. Les patinoires sont devenues des mers de boue. Les restaurants ferment les uns après les autres. Une morosité lancinante plane sur la ville, plongée dans un inquiétant entre-deux climatique.

La mort de JPR, annoncée comme une bombe en ce faux printemps hâtif, fera mal à l’image de la métropole.

À son économie, aussi et surtout.

JPR a attiré plus de 1,2 million de visiteurs l’an dernier, dont 120 000 ont payé pour aller voir des spectacles en salle. Les retombées économiques se sont calculées en dizaines de millions. L’annulation du festival laissera un trou béant dans la programmation estivale montréalaise de l’été prochain.

La place de Montréal comme capitale nord-américaine des festivals est fragilisée, mais un pas de recul s’impose avant de déclarer la catastrophe totale et absolue.

Commençons par regarder la situation du Groupe JPR lui-même. L’entreprise avait du plomb dans l’aile depuis au moins 2017, quand son fondateur Gilbert Rozon a fait l’objet d’une pluie d’accusations d’agressions sexuelles sordides.

L’image de marque de JPR a souffert du scandale, et malgré le départ de Rozon, puis la vente de la société, plusieurs partenaires ont refusé de s’y associer par la suite, a révélé Le Devoir la semaine dernière. La pandémie et l’inflation ont ajouté une couche de difficultés supplémentaires à ce bourbier.

La faillite de JPR fera très mal à court terme, bien entendu. Aux dizaines d’employés licenciés, aux milliers de spectateurs déçus, aux créanciers qui perdront des dizaines de millions, à tous les artistes qui subiront des dommages collatéraux.

C’est un gâchis, mais on peut très bien s’attendre à ce que le groupe soit revendu en pièces détachées – y compris le volet spectacles – au cours des prochains mois. Je ne serais pas surpris de voir JPR réapparaître sous une forme ou une autre à l’été 2025, en plein Quartier des spectacles.

Il ne faut surtout pas sous-estimer l’appétit des repreneurs potentiels pour les actifs les plus précieux du groupe. Plusieurs noms circulent déjà.

Quel est l’état de santé des autres festivals montréalais ? On nage ici dans un grand paradoxe.

Plusieurs rencontrent des difficultés financières, même s’ils sont plus populaires que jamais. Le Quartier des spectacles a connu l’an dernier un été record, avec 4,9 millions de visiteurs qui ont fréquenté sa trentaine de festivals.

Cette enfilade de festivals gratuits fait partie de l’ADN de Montréal. Mais cette gratuité a un coût, et il devient de plus en plus difficile à assumer pour les groupes organisateurs.

Déjà en 2019, bien avant la pandémie et la poussée inflationniste qui s’en est suivi, les organisateurs de plusieurs grands festivals, dont le Jazz, Nuits d’Afrique et Montréal complètement cirque, se plaignaient d’une baisse continuelle de leurs revenus1.

Leur situation a continué de se détériorer.

Nuits d’Afrique, par exemple, a pris une ampleur considérable à la place des Festivals depuis 2022. Une deuxième scène s’est ajoutée, permettant d’accueillir davantage d’artistes, de même qu’un volet culinaire, des boutiques d’artisanat, bref, une offre foisonnante. Ça marche du tonnerre, mais le financement ne suit pas.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Nuits d’Afrique a pris une ampleur considérable à la place des Festivals depuis 2022.

« On est en expansion, mais les gouvernements n’ont plus d’argent, on est revenu aux niveaux [de subvention] de 2019 », m’a fait valoir la directrice générale, Suzanne Rousseau.

Nuits d’Afrique s’est regroupé avec une quinzaine de festivals de taille intermédiaire, comme Pop Montréal, le Festival du nouveau cinéma, Fantasia et Montréal complètement cirque, pour essayer de convaincre les différents ordres de gouvernement de réinvestir dans la programmation gratuite qui fait la force de la métropole.

On veut sensibiliser les gouvernements à faire attention à ce qui est une richesse. Elle est à risque si le gouvernement ne se réveille pas. On ne peut pas attendre deux ou trois ans.

Suzanne Rousseau, directrice générale de Nuits d’Afrique

La débandade de JPR pourrait agir comme un électrochoc auprès des pouvoirs publics. Un coup de tonnerre qui leur rappellera non seulement l’importance, mais aussi la grande fragilité de ces festivals gratuits que bien des Montréalais tiennent pour acquis.

C’est en tous cas ce qu’espère Éric Lefebvre, directeur général du Partenariat du Quartier des spectacles (PQDS), l’organisation qui gère toute la programmation autour de la place des Festivals.

« Parfois, il faut des crises pour que tu sentes que les partenaires sont prêts à changer, m’a-t-il dit. Il y a une dizaine d’années, il a été question de perdre la F1. Qu’on soit d’accord ou pas, il y a eu une mobilisation qui a permis de sauver le modèle. »

Éric Lefebvre et plusieurs autres plaident pour une diversification des sources de revenus des festivals gratuits, afin, justement, de pouvoir maintenir leur gratuité.

Parmi les options envisagées : une redevance spéciale imposée aux propriétaires des environs, soit ces dizaines de tours de condos et immeubles de bureaux qui bénéficient directement de la vitalité du secteur. Il pourrait s’agir d’un petit pourcentage de l’impôt foncier, que la Ville de Montréal accepterait de rediriger spécifiquement pour la tenue des festivals. Pas d’une surtaxe.

L’idée, déjà appliquée dans plusieurs quartiers à vocation spéciale partout en Amérique du Nord, mérite d’être au moins considérée.

Les prochains mois nous diront si les différents ordres de gouvernement prennent le sort des festivals gratuits au sérieux. Le temps presse, et il ne faudrait pas que la déroute de JPR produise un effet domino.

L’été sera malgré tout occupé au Quartier des spectacles. Il y aura 29 festivals de fin mai à septembre. Et en juillet, au moment où aurait dû se tenir Juste pour rire sur la place des Festivals, le PQDS activera… ses fontaines.

Au moins, ce sera gratuit.

1. Lisez la lettre « Quartier des spectacles : le volet gratuit des festivals en péril »