Trop tôt ou trop tard… Certaines prouesses technologiques ont été réalisées au mauvais moment. Cet été, nous relatons quelques-uns de ces malheureux exploits dans le secteur du transport. Un petit voyage dans le temps…

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des constructeurs français et britannique ont fabriqué de gigantesques hydravions pour les liaisons intercontinentales. Des appareils impressionnants, mais de très mauvaises décisions.

En 1947, quand il est mis en service par Air France, le Latécoère 631 est le plus grand hydravion métallique jamais construit. Long et fin, il se caractérise par son interminable nez et son empennage bidérive en V.

Mû par six moteurs à hélices, il peut parcourir 5000 km à la vitesse de croisière de 290 km/h.

Si vous êtes un passager en partance de Biscarosse, au sud-ouest de Bordeaux, et à destination de Fort-de-France, en Martinique, vous avancez sur le quai et pénétrez dans l’hydravion par une porte latérale située à l’arrière. Sur votre gauche, la cuisine. Devant vous, rassurantes, deux toilettes. En prenant à droite, vous vous engagez dans la coursive centrale, bordée de part et d’autre par des compartiments de deux ou quatre sièges en vis-à-vis, fermés par des tentures. La plupart sont munis de leur propre lavabo. Au total, 46 sièges sont transformables en couchettes pour la nuit.

BROCHURE PUBLICITAIRE D’AIR FRANCE

La disposition intérieure du Latécoère 631

Au centre de l’appareil, vous traversez un bar-restaurant où 15 personnes peuvent s’asseoir autour de petites tables. Il vous accueillera pour le dîner.

Au-dessus de votre tête, sur le pont supérieur, s’étire une vaste cabine de pilotage, prolongée d’une cabine de repos pour l’équipage.

Une brochure publicitaire d’Air France dit alors du Latécoère 631 qu’« il est le premier appareil qui, par son confort, s’apparente véritablement au paquebot ».

Laté qui, Laté quoi ?

Né en 1883, Pierre-Georges Latécoère avait pris la tête en 1905 de la petite entreprise manufacturière familiale pour la transformer en usine de matériel ferroviaire. Durant la Première Guerre mondiale, son usine commence à fabriquer des cellules d’avions militaires en sous-traitance, ce qui éveille chez lui de nouvelles ambitions.

PHOTO LATÉCOÈRE FOUNDATION

Pierre-Georges Latécoère

En 1919, il fonde les Lignes aériennes Latécoère pour le transport de fret et de courrier entre la France et l’Afrique du Nord, en utilisant des appareils militaires déclassés – l’entreprise engagera Antoine de Saint-Exupéry en 1926.

Mais Latécoère veut construire ses propres appareils et il crée la Société industrielle d’aviation Latécoère (SIDAL) à Toulouse en 1922.

PHOTO DOMAINE PUBLIC

Le Latécoère 521, un des prédécesseurs du 631, ressemblait à un remorqueur auquel on aurait fixé une aile.

La société construit une série d’étranges hydravions, dont un des prédécesseurs du 631, le 521, qui ressemblait à un remorqueur auquel on aurait fixé une aile.

À la suite d’un appel d’offres du gouvernement français publié en 1936 pour un grand hydravion civil à long rayon d’action, l’ingénieur-chef de Latécoère élargit le projet sur lequel il travaillait déjà et dessine un hydravion long et fin. Ce sera le Latécoère 631.

Air France passe commande de quatre appareils et prend possession des deux premiers en 1947, les 3e et 4e modèles construits.

Quand il entre en service sur la ligne de la Martinique en 1947, le Latécoère 631, avec ses 43 mètres, est le plus long avion de passagers existant.

BROCHURE PUBLICITAIRE D’AIR FRANCE

Le Latécoère 631 a été mis en service en 1947 par Air France.

Mais les Britanniques voyaient encore plus grand et avaient donné un nom plein de délicatesse à leur propre monstre volant : Princess.

Le Latécoère 631 en chiffres

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Latécoère 631

  • Longueur : 43,46 m
  • Envergure : 57,43 m
  • Hauteur : 10,35 m
  • Passagers : 46 en couchettes
  • Vitesse de croisière : environ 295 km/h
  • Autonomie : 5000 km

Source : Les paquebots volants, Gérard Bousquet, Éditions Larivière

L’équipage du Latécoère 631

  • 2 pilotes
  • 1 navigateur
  • 2 radiotélégraphistes
  • 3 mécaniciens, dont un électricien
  • 1 commissaire
  • 3 « stewards »

Source : brochure promotionnelle d’Air France

La princesse et son poids

PHOTO TIRÉE DE WIKIPÉDIA

Saunders-Roe SR.45 Princess

Le Princess était énorme. Avec ses 45 mètres, le Saunders-Roe SR.45 ne mesurait qu’un mètre et demi de plus en longueur que le Latécoère 631, mais il pesait deux fois plus et faisait presque deux fois sa hauteur.

Les 105 passagers qu’il devait transporter de Londres à New York étaient répartis sur deux ponts, comme dans l’Airbus A380, apparu un demi-siècle plus tard.

Le Saunders-Roe SR.45 Princess en chiffres

ILLUSTRATION THE EAGLE

Une illustration de l’aménagement intérieur du Saunders-Roe Princess, parue dans le journal britannique pour la jeunesse The Eagle, le 10 novembre 1950.

  • Longueur : 45 m
  • Envergure : 67 m
  • Hauteur : 17 m
  • Passagers : 105
  • Vitesse de croisière : 580 km/h
  • Autonomie : 9210 km
  • Masse à vide : 86 tonnes

Source : Wight Aviation Museum

Imaginez deux fuselages d’Airbus A330 encastrés l’un par-dessus l’autre et ajoutez une coque dessous.

Dix turbopropulseurs dans six nacelles, animant dix hélices, se fondaient dans le bord d’attaque de ses immenses ailes.

Deux escaliers en colimaçon menaient d’un pont à l’autre. L’aménagement devait notamment inclure un vestiaire pour les hommes, un autre pour les femmes, des toilettes, une salle à manger/bar. Les 13 cabines de première classe étaient munies de couchettes rétractables. En classe touriste, qu’on ne qualifiait pas encore de classe sardine, la cabine était suffisamment large pour accueillir six rangées de sièges confortables.

Le gigantesque hydravion fait son premier vol en août 1952. Mais déjà, la British Overseas Airways Corporation (BOAC), qui avait commandé les trois premiers exemplaires, s’est désintéressée du projet. Elle a plutôt jeté son dévolu sur le De Havilland Comet, le premier avion de passagers à réaction de l’histoire, qui connaîtra lui-même une funeste carrière.

Aucune autre compagnie aérienne n’est disposée à entrer dans la danse et la princesse fait tapisserie. L’appareil fait son dernier vol en 1955, sans avoir transporté le moindre passager. Contrairement au Latécoère 631. Malheureusement.

La chute de Latécoère

Air France a mis en service trois des quatre Latécoère 631 commandés. À partir de juillet 1947, les départs se succèdent à intervalles de 15 jours. Puis le drame survient. Le 1er août 1948, le Latécoère immatriculé F-BDRC, le sixième de la série, se perd corps et biens dans l’Atlantique, faisant 52 victimes. Il avait accumulé 185 heures de vol.

Air France retire peu après ses deux autres appareils. Chez Latécoère, les quatre appareils en construction sont transformés en hydravions-cargos. Trois s’écraseront avec pertes humaines.

PHOTO LATÉCOÈRE FOUNDATION

Un Latécoère 631 en construction

Au total, 11 Latécoère 631 seront construits. Les derniers seront mis à la ferraille au milieu des années 1950.

Chez Saunders-Roe, trois Princess ont été assemblés et un seul a volé. Ils sont démantelés durant les années 1960.

La fin de l’histoire

Latécoère et Saunders-Roe étaient manifestement sur la mauvaise voie.

Déjà, en 1945, la Pan American Airlines avait mis en service transatlantique le Lockheed Constellation, premier appareil civil à cabine pressurisée, qui vole à 500 km/h. Les longues pistes de béton se multipliaient partout sur la planète. Le Boeing 707, premier quadriréacteur à succès, entrera en service en 1958.

Saunders-Roe avait sur la planche à dessin un hydravion encore plus imposant : le Queen, bien sûr. Mû par 24 turboréacteurs (six fois plus que le Boeing 747 !), il devait accueillir 1000 passagers sur cinq ponts. Sans surprise, le projet n’a jamais levé de mer.

Le nom de Saunders-Roe disparaîtra au fil des fusions et acquisitions dans le milieu aéronautique britannique.

Latécoère ne construira plus d’avions sous son nom, mais poursuivra la construction aéronautique en sous-traitance. Le Groupe Latécoère emploie aujourd’hui près de 6000 personnes.

IMAGE DEFENSE ADVANCED RESEARCH PROJECTS AGENCY (DARPA)

Le Liberty Lifter

Durant les années 1980, l’URSS avait construit un énorme hydravion qui volait au ras des flots, pour profiter du surcroît de portance procuré par la proximité de la surface de l’eau. En mai 2022, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) des États-Unis a annoncé le lancement d’un projet d’hydravion bicorps pour le transport lourd, lui aussi destiné à voler au ras de l’océan, le Liberty Lifter.

Les grands hydravions n’ont peut-être pas dit leur dernier mot.