Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche au romancier, dramaturge, acteur et metteur en scène Jean-Philippe Baril Guérard.

L’histoire commence alors que je suis ficelé comme un jambon. C’est une histoire de Noël.

Ça se passe en 2019. C’est pas encore tout à fait Noël. Un vendredi soir, 19 h 30 environ. Je travaille. Je sais que je vais faire un reportage en direct à la radio, mais je n’ai aucune autre information qu’une adresse. Quand j’arrive sur place, un genre de local organisé comme un mélange entre un studio de yoga et un centre de karaté, j’apprends que je vais servir de cobaye pour un atelier sur l’art du bondage japonais, ou kinbaku. Du monde qui tripe à s’attacher, dans le fond. Ce n’est pas ma tasse de thé et c’est tant mieux : mon choc fait partie intégrante de l’expérience.

L’idée, avec ce segment radio, c’est de rendre compte de la diversité d’expériences qui sont offertes publiquement sur Facebook et de tester mon ouverture à l’inattendu. J’ai de l’orgueil. Je dis rarement non. J’accepte donc de participer à l’expérience et ma très gentille et très experte instructrice m’attache les poignets et les chevilles ensemble, m’immobilisant dans un genre de demi-pont, position dans laquelle je parle à l’animateur de mon show à la radio nationale.

Ça fait plus de quatre ans que c’est arrivé et le souvenir de ce moment est encore très clair. Ça ne m’a pas marqué parce que ça m’a transformé en grand amateur de kinbaku, mais plutôt parce que ça changeait mauditement d’une habituelle chronique assis dans un studio de Radio-Canada.

J’arrive à Noël bientôt, je vous jure.

C’est moi qui avais proposé l’idée de faire un segment dans lequel on lance un collaborateur dans une expérience choisie au hasard, en m’inspirant de Max Hawkins, un ingénieur logiciel et artiste contemporain qui creuse une démarche basée sur le hasard depuis plusieurs années.

Pendant la pandémie, il a cofondé Dialup, un site connectant au hasard des inconnus qui voulaient se parler au téléphone afin de briser la solitude (je l’ai essayé, c’était drôlement agréable). Il a contribué à l’œuvre collaborative do it, de Hans-Ulrich Olbrist, en suggérant à ses participants de créer une conférence téléphonique avec toutes les personnes de ses contacts qui portent le même prénom. Il a créé une appli qui lui appelle un Uber pour le déposer à un endroit qu’il n’a jamais visité dans un certain rayon de chez lui.

Et de 2015 à 2017, il a vécu en laissant son quotidien être 100 % guidé par un algorithme de sa création : son lieu de vie, les endroits qu’il visitait, les évènements qu’il fréquentait étaient tous choisis par un logiciel qu’il avait programmé et qui écumait l’offre d’évènements publics sur Facebook pour bâtir son calendrier. Une expérimentation qui l’a mené des États-Unis au Viêtnam à l’Autriche, qui lui a fait suivre des cours de danse et devenir bénévole pour une soupe populaire, puis qui lui a fait faire du réseautage pour jeunes professionnels, assister à un concert d’orchestre d’école secondaire et fêter Noël avec des inconnus.

Ce n’est pas encore là que Noël entre en scène, mais ça s’en vient, promis.

Une des conclusions que Hawkins a tirées de son expérience, c’est qu’en laissant son calendrier être décidé au hasard, il se sentait au bout du compte plus libre. L’obligation de suivre l’algorithme, le hasard, le forçait à sortir de sa zone de confort d’une manière qu’il ne se serait pas permise autrement.

J’arrive à Noël.

Comme à chaque fin de cycle, chaque fois que se termine un jour, une semaine, un mois, une année, une décennie, chaque Noël, je ne peux m’empêcher de me demander, aujourd’hui : où est allé tout ce temps ? On se réveille en lendemain de veille le 1er janvier, on cligne des yeux une fois et voilà qu’on est assis le soir du 24 décembre avec un lait de poule dans les mains.

Sauf si on a eu le génie de trouver la formule pour ralentir le temps. Même si ce n’était pas nécessairement son intention, c’est peut-être Max Hawkins qui connaît ce secret. Ce temps disparu entre le premier et le dernier jour de l’année, on le perdrait en fait dans tous ces moments où l’on vit sur le pilote automatique.

La densité de nouvelles expériences affecterait non seulement notre perception du temps, mais aussi notre humeur. Pas besoin de livrer sa vie complètement au hasard et de finir en Autriche pour en bénéficier : le simple fait de découvrir de nouveaux recoins de notre ville serait bénéfique.

Maintenant, sur Noël.

Noël m’ennuie souvent. Pas que je sois grincheux ou que je déteste la fête, mais l’obsession pour les traditions de Noël me lasse : lorsqu’elles se répètent de manière quasi mécanique, elles font que les Noëls finissent souvent par devenir quasi interchangeables, un genre de magma informe qui ne signifie presque plus rien, comme une enfilade de films Hallmark où les variations sont si minimes qu’on a du mal à les différencier. Sauf quand le plan déraille. Ce ne sont peut-être pas les meilleurs Noëls, mais ce sont d'eux qu’on se souvient.

Je vous en souhaite un où l’inattendu surviendra, le meilleur comme le pire : une dinde qui brûle, une invitée qui doit quitter le réveillon pour l’hôpital parce qu’elle vient de perdre les eaux, finir l’échange de cadeaux à la chandelle à cause d’une panne de courant.

Et si l’inattendu ne survient pas, provoquez-le donc. Ce soir et toute l’année. Vous trouverez que vous avez cligné des yeux moins vite, Noël prochain.

Qui est Jean-Philippe Baril Guérard ?

  • Jean-Philippe Baril Guérard est romancier, dramaturge, acteur et metteur en scène.
  • Il a notamment publié les romans Royal, Manuel de la vie sauvage et Haute démolition. Il a aussi signé de nombreuses pièces de théâtre, dont Warwick, La singularité est proche et Vous êtes animal.
  • Ses romans Manuel de la vie sauvage et Haute démolition ont été adaptés à la télévision.
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