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La Montréalaise Heather O’Neill s’est rendue dans un pénitencier de la région de Kingston, en Ontario, pour répondre aux questions de détenus qui ont lu son premier roman, Lullabies for Little Criminals, l’histoire de son alter ego, Baby, une adolescente dont le père toxicomane, Jules, est en train de perdre pied. Retour sur l’héritage d’une enfance dans un univers dysfonctionnel.

Je suis assise en cercle avec des prisonniers dans le petit bâtiment qui abrite la bibliothèque du pénitencier, en banlieue de Kingston. On m’a invitée à y participer à un club de lecture. Les prisonniers, tous vêtus de leur t-shirt bleu vif réglementaire et de jeans, tiennent sous le bras leur exemplaire de Lullabies for Little Criminals, d’un rose fluorescent. L’organisateur m’a dit que c’était la première fois que les prisonniers demandaient qu’un auteur en particulier prenne part à leur club de lecture.

Lullabies for Little Criminals est mon premier livre, et j’y dépeins l’univers dysfonctionnel de mon enfance. C’est la première fois que tous ceux qui sont dans la pièce comprennent le sujet de mon livre par expérience, pour l’avoir vécu. Se trouver dans une salle pleine de prisonniers, c’est se trouver dans une salle pleine de gens qui ont eu des enfances difficiles. Pour eux, comme pour moi, ce livre parle de la maison où l’on a grandi.

Le bibliothécaire invite chacun à parler tour à tour, selon la place qu’il occupe dans le cercle. Chaque prisonnier pourra dire ce qu’il a pensé du livre et me poser les questions qu’il voudra. L’un des détenus me dit que les moments où Baby s’émerveille de l’appartement miteux où elle vit avec son père lui ont paru très touchants. Sa fille venait lui rendre visite sur les chantiers de construction résidentiels où il travaillait. Il raconte qu’elle trouvait ces chantiers fabuleux.

Cela m’amène à réfléchir au fait que les enfants ne savent pas qu’ils sont pauvres. Peu importe le monde dans lequel on naît, on l’accepte comme étant l’ordre naturel des choses. On ne possède aucune des associations négatives que la société nous assigne.

Je leur raconte que je n’avais commencé à prendre conscience du caractère inhabituel de mon enfance que lorsque d’autres enfants étaient venus à l’appartement où j’habitais. Ils se montraient dégoûtés, craintifs. Chaque fois, je remarquais un changement dans leur façon de me traiter après leur visite. Mon statut s’en trouvait rabaissé.

Dans la pièce, on hoche la tête. « Ouais, dit un prisonnier. J’ai vécu ça. »

L’un des détenus me dit que ses deux enfants et sa femme avaient déjà lu le livre. Il avait aimé pouvoir en discuter avec eux. De la famille, c’est sa fille qui est la plus grande fan. Plusieurs détenus me disent que leurs femmes ont déjà lu le roman, et qu’elles étaient excitées par la visite. Un prisonnier dit que sa femme lit avec lui tous les livres choisis par le club de lecture.

Il y a une femme parmi les détenus. Une femme trans gracile du nom de Crystal. Elle s’assoit délicatement, son corps menu semble se tasser sur sa chaise, comme pour prendre moins de place. Elle garde le silence pendant toute la rencontre. Le bibliothécaire lui demande ce qu’elle a pensé du roman. Elle soupire, sourit, et dit qu’elle adore ce livre depuis longtemps et qu’elle l’a lu trois fois.

Parce qu’elle n’est pas loquace, le bibliothécaire lui pose des questions :

« Qui était ton personnage préféré ? »

Elle a un sursaut, comme si c’était la plus ridicule des questions.

« Baby, bien sûr. »

J’écarte les bras comme pour signifier : évidemment. Je suppose que c’est à Baby que tous les lecteurs s’attachent le plus. Le roman est narré par sa voix, et suit ses aventures.

Je suis étonnée quand les autres répondent à la même question en nommant l’un des personnages masculins, Theo (l’ami de Baby) ou Jules (son père). Mais il arrive que les lecteurs masculins refusent d’internaliser le sort d’un personnage féminin. Dans l’univers masculin agressif d’une prison, ils craignent peut-être d’avouer qu’eux aussi, ils sont Baby.

Un homme d’un certain âge avec une épaisse moustache blanche me regarde pendant toute la rencontre. Il me dit que le livre l’a tellement fâché vers la fin qu’il l’a jeté à la poubelle. Je regarde son exemplaire et vois qu’il a entièrement recouvert de gribouillis au crayon de cire noir l’illustration de la petite fille qui orne la couverture.

Visiblement, l’un des détenus est un passionné de mode. Il porte une veste technique blanche par-dessus son t-shirt bleu, et un pantalon blanc assorti. Il raconte que les métaphores dans le livre lui ont paru très solides. Et, tendant le doigt vers mes pieds : « J’aime tes baskets, en passant. »

Je porte une paire de baskets montantes Nike flambant neuves. Un murmure d’approbation salue mes chaussures de course. Et puis un détenu s’excuse pour l’état des siennes. Ils tiennent à ce que je sache qu’en dehors, ils porteraient des chaussures autrement plus cool.

Le prisonnier en veste blanche évoque le style vestimentaire de Jules. Ses paroles éveillent un enthousiasme général. Un homme dit :

« Il faut toujours qu’il y ait un gars dans la rue qui est capable de porter les affaires les plus wild.

— Oh, son casque en fourrure ! fait le détenu soucieux de la mode.

Il se tourne vers un autre :

— Je voudrais tellement essayer ce casque-là. Je pense que j’aurais ce qu’il faut pour le porter. »

L’un des prisonniers a un sourire candide pendant toute la durée de la discussion. Ses cheveux noirs sont coupés court, il a un adorable visage de chérubin, rond et enfantin. On aurait dit que tout lui donnait envie de rire.

« J’ai aimé que tu décrives tous les plans de fou des jeunes. Ces parties-là du livre m’ont fait rire. »

Je dis que c’était très important pour moi de conserver ces « plans de fou ». Parce que quand on grandit dans un foyer dysfonctionnel et qu’on subit de la négligence, on s’évade avec ses amis dans un monde sauvage.

On s’embarque dans les aventures les plus ridiculement démentes. On aimait prendre des risques et contrevenir à la loi parce qu’on était tout à coup dans le même bateau. Quand on n’a pas de famille, ce qui s’en approche le plus, c’est de s’attirer des ennuis avec quelqu’un.

« C’est moi, ça ! dit un homme. J’étais toujours à la recherche de la prochaine aventure. »

Un homme aux yeux bleus et perçants dit qu’il avait lu Lullabies for Little Criminals des années plus tôt et qu’il avait beaucoup aimé la langue et l’histoire. Il ajoute qu’il a récemment appris que sa mère, qui l’avait eu à 13 ans, était travailleuse du sexe à l’époque. À sa deuxième lecture, il avait une perspective émotionnelle complètement différente sur le roman. Il en avait été bouleversé.

Lors de cette seconde lecture, Baby, enfant dépourvue de mère, représentait sa propre mère. C’était la mère qui l’avait abandonné. Sa mère était cette petite poète des rues qui illumine les ténèbres de ses épiphanies.

Le détenu aux yeux bleus dit que, s’ils font tous partie du club de lecture, c’est pour s’ouvrir à de nouveaux horizons et à de nouvelles idées.

« La chose vers quoi on travaille tous, c’est notre liberté », dit-il.

C’est aussi la quête ultime de ma petite héroïne, Baby. Elle adore son univers d’enfant et a la capacité de regarder tout et tout le monde avec beauté. Mais vient un moment où, comme tout le monde, elle doit quitter la maison pour s’épanouir. Et certaines maisons sont plus difficiles à quitter que d’autres. Certaines maisons d’enfance sont semblables à des prisons dont on peut rester captif toute sa vie. J’ai trouvé le chemin qui me permettait de quitter la maison en écrivant.

C’est à ces détenus de découvrir le leur.

Le roman Lullabies for Little Criminals a été publié en français chez Alto sous le titre La ballade de Baby, dans une traduction de Dominique Fortier, qui a aussi traduit le texte que vous venez de lire.

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