Ça s’est passé un soir de novembre dernier, au terme de la première semaine de représentations. La troupe d’interprètes de la pièce Projet Polytechnique se préparait à monter sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde (TNM) quand une dame a demandé à les rencontrer dans la loge.

Elle tremblait de tout son corps. Quelques heures plus tôt, elle avait assisté à une représentation, mais avait quitté la salle à l’entracte. « Elle était perturbée de ce qu’elle avait vu, de réaliser qu’elle avait participé à des manifestations proarmes sans savoir que les gens du groupe Poly se souvient recevaient, de leur côté, des menaces de mort », raconte Jean-Marc Dalphond, cocréateur de la pièce et l’un des interprètes.

« Et puis, Judith, elle nous a remis son permis de possession d’armes ! »

(Transparence totale : Jean-Marc et moi sommes de vieux copains de cégep. Sa cousine Anne-Marie Edward est l’une des 14 victimes de la tuerie du 6 décembre 1989. Nos premiers échanges de textos sur son Projet Poly remontent à… [une minute, je remonte le fil] 2019. Quatre ans, déjà.)

Il l’a souvent raconté en entrevue : Projet Polytechnique est né d’une réflexion engendrée par le déferlement de commentaires haineux qu’a suscité une publication sur Twitter, le 6 décembre 2018, pour souligner l’anniversaire du féminicide. La comédienne Marie-Joanne Boucher l’a convaincu de créer avec elle une pièce de théâtre documentaire pour comprendre ce qui s’est passé.

Pourquoi le simple fait de rappeler l’assassinat de 14 femmes – 14 « intouchables » dans la tête de Jean-Marc – pouvait-il être reçu avec autant de colère ? Pourquoi autant de haine envers les femmes ? Pourquoi tant de déchirements au sujet du contrôle des armes à feu ?

Voilà donc un mois que le projet est devenu Projet, et qu’il rencontre le public. Et la réponse, Jean-Marc ? « Fascinante », dit-il. « Ç’a été très lourd de vivre avec ça pendant cinq ans pour créer la pièce, c’est vraiment plus facile maintenant qu’on est sur scène. »

La conversation s’est donc lancée naturellement avec les spectateurs parce que, comme le dit Jean-Marc, « on est tous à deux degrés de Poly ». Combien de fois des gens lui ont raconté avoir connu une victime, un membre de leur famille, un policier, un prof ? « Il y a beaucoup de gens qui nous attendent dans la salle après le spectacle pour nous parler, pour avoir un contact humain. Tu sais, je n’ai jamais autant de ma vie serré dans mes bras des gens que je ne connais pas. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

« Il y a beaucoup de gens qui nous attendent dans la salle après le spectacle pour nous parler, pour avoir un contact humain. Tu sais, je n’ai jamais autant de ma vie serré dans mes bras des gens que je ne connais pas », raconte Jean-Marc Dalphond un mois après le début des représentations de la pièce Projet Polytechnique.

Et il y a eu des rencontres totalement inattendues, des ponts qui ont rejoint des gens que les créateurs espéraient toucher, sans se faire trop d’attentes. Des rencontres qui font vraiment « sortir de nos chambres d’écho », pour reprendre les mots d’Annabel Soutar, directrice artistique de la compagnie de théâtre documentaire Porte Parole, qui produit le Projet Polytechnique⁠1.

Comme avec cette dame, qui leur a remis son permis de possession d’armes. Ou encore avec cet homme, débarqué au théâtre avec tout son scepticisme, ses préjugés et ses appréhensions. À la fin de la représentation, il est resté dans la salle pour participer au dialogue avec le public. Les interprètes, qui l’avaient reconnu, guettaient ses réactions du coin de l’œil.

« Alors, quand j’ai pris le micro et que j’ai dit que j’avais été agréablement surpris, il y a eu… comme un grand soupir de soulagement. »

C’était Guy Morin, président du regroupement Tous contre un registre québécois des armes à feu, et adversaire acharné de la campagne que mène Poly se souvient pour un contrôle des armes.

Le lendemain de la représentation, lors d’une diffusion en direct sur le web, le militant a non seulement dit qu’il avait aimé la pièce, mais qu’il recommandait à ses abonnés d’aller la voir. Lui-même est retourné la voir une seconde fois pour y emmener sa blonde !

« Ils ont mené une grande réflexion. Ils vont beaucoup plus loin que le débat sur les armes à feu et leur contrôle », nous a raconté Guy Morin cette semaine. « Je veux un contrôle des armes, mais un contrôle intelligent, qui a du bon sens, qui sert à quelque chose. Et la pièce tend tranquillement vers ça », a-t-il retenu.

PHOTO YVES RENAUD, FOURNIE PAR LE TNM

Scène de la pièce Projet Polytechnique. Ses créateurs « ont mené une grande réflexion. Ils vont beaucoup plus loin que le débat sur les armes à feu et leur contrôle », estime Guy Morin, président du regroupement Tous contre un registre québécois des armes à feu.

Dans la pièce, les personnages de Nathalie Provost (l’une des porte-parole de Poly se souvient) et de Guy Morin s’opposent à quelques reprises. « Et on sent que cette confrontation ne sert à rien, dit Guy Morin, parce qu’on ne s’attaque pas au vrai problème. » Celui d’appliquer correctement les mesures déjà en vigueur, par exemple, plutôt que d’ajouter d’autres interdictions de possession des armes, croit-il.

Tout le monde s’entredéchire, mais en fin de compte, on veut tous la même chose : on ne veut plus que ça recommence.

Guy Morin, président du regroupement Tous contre un registre québécois des armes à feu

L’appréciation de Guy Morin, Jean-Marc Dalphond la considère comme « une grande réussite » de sa démarche. Même si les désaccords entre les deux hommes restent importants. « Je ne pense pas que Guy Morin comprenne qu’il participe à être un vecteur de haine envers Poly se souvient, dit-il. Mais il a compris qu’on n’était plus capables de converser. C’est déjà ça. »

Ces dernières années, l’anniversaire du féminicide a largement débordé le simple rappel de ce qui s’est passé, le 6 décembre 1989. « Je ne dirais pas que c’est plus facile d’avoir des conversations. Mais de toute évidence, c’est de plus en plus nécessaire, dit Jean-Marc. Peut-être que si on en avait parlé plus franchement à l’époque, on aurait peut-être prévenu d’autres tueries. »

1. Lisez l’article « L’inévitable dialogue » de Stéphanie Bérubé Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue