Le 19 août dernier, un titre a attiré mon attention dans la section opinion du New York Times : « I refuse the graceful slide into cultural irrelevance ». Je refuse de glisser gracieusement vers la non-pertinence culturelle. C’était comme un condensé de notions qui me préoccupent toutes de plus en plus : ce que c’est que d’être pertinent à une époque où on présume que tout un chacun peut l’être, comment on évolue en tant que personnes qui pensent et écrivent, la grâce qu’on attend de ceux qui vieillissent et le fait qu’on puisse s’accrocher à tout prix à une certaine idée de la pertinence. Gros dossier.

La position de départ de la journaliste, Jessica Bennett, y est claire : elle ne sombrera pas dans la non-pertinence, un lieu qu’elle ne définit pas directement dans son texte, mais qu’on devine d’une affligeante aridité, triste désert où errent sans but ceux qui, comme elle, ont déjà été pertinents, anciens ténors du zeitgeist condamnés à regarder vivre et exister les plus jeunes, les nouveaux cools. Un mot traînait dans mon enfance pour décrire ces pauvres âmes déchues : un has been. C’était la pire insulte, la plus terrible des désignations. De tous les mendiants en haillons qui quémandaient de l’attention aux portes de la cité, personne n’était plus pitoyable que celui qui avait autrefois été roi.

Il y avait moyen d’éviter l’ignominie la plus totale en acceptant la déchéance avec grâce, justement. Allez, c’est bon, la vie donne et la vie reprend, je fus hot et ne le suis plus, je me retire dans mes terres, drapée de souvenirs et de silence. On en connaissait certains qui avaient suivi cette voie, alors que d’autres s’accrochaient désespérément aux lambeaux de leur pertinence et que quelques-uns gardaient le cap, continuant de produire et de penser avec une clarté et une force renouvelées.

Mais mon enfance s’est déployée il y a de cela des mondes, à une époque où les tendances évoluaient assez lentement pour que n’importe qui d’un tant soit peu à l’affût puisse les suivre aisément et, surtout, prendre le temps de les comprendre avant de les commenter.

On aurait pu croire, naïvement, que face à l’accélération démentielle du cycle des tendances, tout le monde allait plus ou moins accepter de slider gracefully dans l’irrelevance, des nations entières d’observateurs d’oiseaux et de cultivatrices de tomates, heureux d’observer le monde de loin, le soir, en se berçant sur le perron. Mais c’était compter sans notre irrépressible besoin de nous voir exister, nullement assouvi par les technologies, bien au contraire. Du haut de nos perrons désormais connectés, nos « je » résonnent plus que jamais sur la place publique. Pensait-on lire un jour autant d’articles rédigés à la première personne, et dans l’urgence qui plus est ?

Il est loin le temps des pensées longuement mûries et des propos maintes fois soupesés. Peut-on encore se permettre de tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler ? C’est long, sept révolutions de langue, le temps qu’il faut à une tendance pour aller se faire voir ailleurs, les quelques secondes nécessaires pour qu’une idée soit récupérée et remaniée mieux par d’autres.

La salutaire distance autrefois imposée par la nature des choses et la lenteur de nos communications est maintenant un risque : clignez des yeux et vous serez dépassé.

L’idée qu’on se fait de la pertinence, ou du moins celle que porte le texte du New York Times qui avait retenu mon attention, demande une adéquation totale avec son époque. Or, si on tient pour acquis que l’époque défile à une vitesse folle, et que nous sommes dans une économie de surface, comment creuser, comment s’arrêter pour regarder autour de soi quand on est porté par un aussi puissant courant ? Personne ne veut parler à travers son chapeau, mais personne ne veut manquer le bateau, complexe gymnastique dont la pensée ne sort pas toujours indemne.

On peut cela dit s’accrocher à une autre version de la pertinence, celle qui éclôt dans l’observation patiente des choses et le recul qu’on arrive plus ou moins à prendre par rapport à nos « je » si tapageurs. C’est là que je voudrais faire mon nid, dans un silence habitable où le temps nous serait imparti pour faire des connexions, développer des idées, nous tromper et recommencer. Tous les doutes seraient bienvenus et accueillis, on ne les chasserait jamais, ils auraient leur place à table chaque soir, entre les certitudes et les intuitions. Je ne sais pas si c’est un lieu où il est possible de se glisser gracieusement, mais j’ai l’impression qu’on y serait au frais, et qu’il soufflerait là un bon vent.

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