Je n’ai séjourné en Italie qu’une seule fois, il y a deux étés, et je m’y suis tout de suite senti chez moi. Je ne comprenais pas la langue, même si j’essayais très fort de la parler, et pourtant je reconnaissais les intonations, je devinais les intentions, j’entendais dans sa musique un air familier. Je n’avais pas l’habitude de tout ce soleil, de toutes ces couleurs et ces odeurs, et pourtant, je n’étais pas dépaysé.

Puis j’ai soudain pensé que depuis que je m’étais établi dans le quartier Villeray, à Montréal, à la fin des années 1990, j’avais toujours vécu entouré de voisins d’origine italienne. Je n’avais pas eu besoin d’aller vers l’Italie pour la connaître ; c’est elle qui était venue jusqu’à moi. Et voilà pourquoi je me sentais en Italie comme à la maison.

J’ai pensé à Armando, notre premier propriétaire, qui nous avait accueillis dans notre appartement comme si nous étions ses enfants, offrant d’acheter la peinture, le poêle et le frigo, et même de baisser le prix du loyer pour nous aider (!). J’ai pensé à Antonio, ancien ouvrier des mines de l’Abitibi, qui passait ses étés dans son jardin, entouré de ses tomates et de ses herbes fines, à Maria, à la voix douce et chevrotante, qui avait brisé la solitude du veuvage en s’achetant un petit chien.

J’ai pensé à Giuseppe, redoutable joueur de bocce, qui appelait tout le monde « docteur » et vendait ses services de tireur de joints. Il n’avait pas eu la vie facile et, ayant deviné mes allégeances politiques, m’avait fait cette confidence que je n’allais pas oublier : « Si les Québécois avaient mieux accueilli les Italiens, ça fait longtemps que le Québec serait un pays ! » J’ai pensé, surtout, à M. et Mme Battista, qui vivaient dans le duplex voisin du nôtre depuis sa construction, en 1952, alors que les rues d’Iberville, de Lorimier et Jarry étaient encore à l’état de projet. Ils avaient connu cette époque lointaine où le cœur de l’île était encore recouvert d’une vaste forêt, terrain de jeu rêvé pour les enfants du quartier.

Aujourd’hui, tous ces voisins sont morts, l’ancien quartier ouvrier où nous vivons s’est embourgeoisé. Et l’Italie nous manque.

Voilà peut-être pourquoi ma blonde et moi avons décidé il y a quelques jours d’aller voir le plus récent film de Nanni Moretti, Vers un avenir radieux. « T’as pas plutôt envie de voir le film d’Arcand ? », m’a-t-elle demandé. « Non, pas tout de suite, j’en ai trop entendu parler. Le Testament attendra un peu. »

Le film de Moretti raconte l’histoire d’un cinéaste à succès, qui voit arriver la fin de sa carrière et découvre que la vie qu’il a menée n’est pas aussi heureuse qu’il le croyait. Sa fille lui reproche son manque d’écoute, sa femme – qui est aussi sa productrice – le quitte, une actrice qui travaille avec lui sur son nouveau film conteste son scénario (« trop d’idées, pas assez d’amour ! »).

PHOTO FOURNIE PAR K-FILMS AMÉRIQUE

Nanni Moretti dans Vers un avenir radieux

À travers ces confrontations, on sent que Moretti lui-même se remet en question. Après avoir conclu de son petit malheur que la civilisation tout entière courait à sa perte, il se ravise, et reconnaît qu’il a simplement vieilli. Non, le monde ne s’écroule pas, c’est « son » monde qui change. Et alors qu’il pourrait céder à la tentation crépusculaire, Moretti fait le pari de l’espoir. C’est un pari osé, teinté d’ironie (« Il Sol dell’Avvenire » était un slogan de la propagande communiste italienne), qui cherche néanmoins à anticiper la suite du monde plutôt que de pleurer sa fin.

J’admire Moretti parce qu’il ne s’exclut jamais lui-même de sa critique. C’est un artiste du lien, et c’est à ce lien que j’ai pensé à la sortie du cinéma, en songeant à mes voisins disparus.

Pour retrouver un peu de cette Italie perdue, j’ai proposé à Renaldo, le fils de M. et Mme Battista, de partager un café. Il m’a raconté que son père avait fui le régime de Mussolini à la fin des années 1930 pour trouver refuge à Montréal, où un tailleur lui avait appris son métier.

Durant la Deuxième Guerre, il avait cousu les uniformes des soldats de l’armée canadienne. La couture a été toute sa vie. « Il a travaillé jusqu’à 93 ans. C’était sa vie sociale, sa fierté aussi. Et puis ça laissait la maison à ma mère, qui aimait bien régner sur ses affaires », me confie Renaldo en riant. En prenant une gorgée d’espresso, l’image de son père me revient en mémoire : un petit homme élégant et discret, au regard sensible, qui balayait son trottoir tous les soirs, soulevait son chapeau et me demandait chaque fois « comment va votre dame ? ».

Renaldo et sa sœur Elisa auraient pu étudier en anglais, mais leur mère tenait à ce qu’ils fréquentent l’école la plus proche, qui était française. Et quand la commission scolaire a décrété que l’école passerait du côté anglophone, elle a mobilisé le quartier pour faire infirmer la décision. Et elle a réussi. « Elle craignait surtout qu’on soit obligés de traverser la rue Jean-Talon pour se rendre dans une autre école ! » C’était une femme fière, à la mise impeccable, qui se réjouissait du succès de ses enfants, devenus professeur de médecine et traductrice.

En voyant Renaldo parler de ses filles, Camille et Olivia, avec la même fierté que j’avais vue dans les yeux de sa mère, je me disais que la fin n’était jamais la fin, que les morts vivaient en nous, que la vie trouvait toujours les moyens de continuer. Qui sait, finalement, si l’avenir ne serait pas radieux ?

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