À l’épicerie, l’autre semaine, quelques jours à peine après l’attaque du Hamas en Israël, j’ai remarqué sur la main d’une jeune caissière d’origine moyen-orientale un tatouage temporaire du drapeau palestinien. C’était une version stylisée du drapeau, un triangle rouge, une bande verte et une bande noire, de la grosseur d’un timbre. Je regardais sa main qui scannait les clémentines et la pinte de lait et je me disais : « Quand même, c’est du statement. »

J’ai croisé son regard – elle avait bien vu que j’avais remarqué le petit tatouage, mais au-delà de ça, j’aurais été bien en peine de lire quoi que ce soit dans ses grands yeux. Y avait-il de la défiance, de la peur face à un éventuel jugement, de la colère, une conviction apaisée ? J’aurais pu engager la conversation, mais la file d’attente s’étendait derrière moi et surtout, je me rendais compte que je n’aurais pas su quoi dire d’autre qu’un sincère « ça va »? Alors j’ai souri, et je suis sortie.

Je suis rentrée à la maison avec mon épicerie et un vague sentiment d’échec. J’avais l’impression qu’il m’aurait fallu dire quelque chose, l’impression, surtout, que j’aurais dû avoir une opinion. Pas un assemblage d’idées floues et contradictoires émaillé de questions et de consternation, pas un feeling général de fin du monde, non, une opinion solide et bien campée, un beau joyau clair et limpide où ne surnagerait aucun doute, aucune ambivalence et qui se résumerait parfaitement en 140 petits caractères.

Je n’avais rien de tout cela, pas de joyau clair pour moi, aucun tatouage stylisé, temporaire ou pas, n’aurait pu traduire ma pensée. Il m’aurait fallu me recouvrir chaque centimètre carré de peau et encore, je ne suis pas bien grande. J’ai passé les jours suivants, comme plusieurs d’entre nous, à lire sur le sujet – des reportages, des comptes rendus, des chroniques, tant de chroniques ! On était outré, par la situation d’abord, puis par la réaction des autres face à la situation, puis, soudainement, par l’absence de réaction de certains.

Il fallait commenter, paraît-il. Une journaliste a même écrit un article pour dénoncer le fait que la plupart des grandes entreprises de produits de beauté n’avaient pas encore condamné explicitement les attaques. Qu’aurait-elle pensé si elle m’avait vu quitter l’épicerie avec mon sourire perplexe et mes clémentines ?

Nous sommes tellement conditionnés à entendre et à recevoir la pensée des autres, que ça soit par l’entremise des médias traditionnels ou sociaux, que le silence et la retenue sont perçus comme des anomalies, ou pire, de la lâcheté. Plusieurs se sont donc lancés dans le commentaire avec ferveur. Avec bonne foi aussi, mais y a-t-il assez de bonne foi dans ce monde pour donner ce qu’il faut de nuance à des propos tenus dans l’urgence d’être lu ou entendu ? On ne fera pas ici la nomenclature des disputes collatérales qui se tiennent sur nos rivages épargnés, mais les universités américaines, les cercles philanthropiques et les pages éditoriales des journaux écument et éructent des propos incendiaires, dirigés non pas vers les acteurs du conflit, mais vers ceux qui le commentent.

On dira qu’au moins ils font quelque chose, que leurs paroles réunies finiront peut-être par donner un tout cohérent qui sera entendu des décideurs. On ne pourra pas, en tout cas, leur reprocher d’avoir eu peur de l’engagement. Ce n’est pas beau, la peur de l’engagement, ça évoque la lâcheté de celui qui se retire dans son antre pendant que le monde brûle, le haussement d’épaules couard de celle qui s’en lave les mains. Personne n’a envie d’être ce type replié dans l’inaction et l’aveuglement volontaire, ce vil pleutre qui de tout temps n’a jamais eu le beau rôle. Qu’en est-il alors de la pusillanimité de celle qui ne se sent pas exactement outillée pour commenter un conflit aux racines séculaires ?

Lorsque nous avons essayé d’expliquer à notre fille ce qui se passait là-bas, l’exercice a rapidement pris des proportions qui auraient été comiques, n’eût été le sujet – on retiendra simplement que la phrase « Faut pas oublier l’Empire ottoman » a été prononcée, signe à la fois de notre très grand zèle et de l’impossibilité de brosser un portrait, ou même d’esquisser les grandes lignes, d’une situation inextricable.

De toute manière, tous les enfants sont pareils : ils voient le monde à leur hauteur. Sa seule question, quand on s’est arrêtés après un petit détour du côté de l’Antiquité, a été : « Est-ce que des enfants sont morts ? »

C’était une question, mais c’était une opinion, aussi.

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