Quand j’étais à l’école primaire, on nous disait que le temps de Noël était celui où il fallait penser à son prochain, aider les plus démunis, penser à tous ceux et celles qui n’auraient pas de nourriture spéciale, pas de cadeaux et de proches avec qui célébrer. Nous sommes encore nombreux et nombreuses à souhaiter vivre dans cet esprit de partage.

Car si l’on peut donner, c’est que l’on a reçu. Si l’on a besoin de recevoir, c’est que l’on a moins reçu ou que l’on a tellement perdu ! Cruauté des inégalités sociales, du destin, des politiques gouvernementales… quelles que soient les raisons, en ce temps des fêtes, beaucoup sont appelés à donner, et beaucoup ont besoin de recevoir.

Il me semble d’ailleurs que juste écrire « le temps des Fêtes » résonne comme un immense paradoxe en ces semaines si troublées et si tristes que nous traversons. Guerres, tueries, crise du logement, insécurité financière, inflation…

Au cours de mes années au ministère de la Culture, j’ai eu l’occasion de rencontrer un couple qui m’a profondément marquée. Michal Hornstein m’a raconté son histoire et l’origine de son besoin de donner, de donner beaucoup. Immensément. Cet homme est mort à 95 ans en 2016. Juif polonais né en 1920 à Cracovie, il est arrivé à Montréal en 1951, après la Seconde Guerre mondiale. En 1943, il s’est fait une promesse. En déportation vers le tristement célèbre camp d’Auschwitz, coincé dans un wagon de train avec plusieurs dizaines d’autres prisonniers, il a décidé, avec ceux-ci, de tenter le tout pour le tout et de sauter du train lors d’un ralentissement. Sur les 70 prisonniers, seuls 7 ont survécu aux tirs des soldats postés sur le toit, dont le jeune Michal.

Il s’était dit avant de sauter : « Si je survis à cette fuite, je me promets de redonner tout ce que je peux en reconnaissance du destin de me garder en vie. »

Il a survécu. Quelques années plus tard, il a rencontré Renata, celle qui allait devenir sa femme. Elle aussi juive polonaise, elle a pour sa part survécu en demeurant cachée pendant des mois, alors qu’elle n’avait que 10 ans. Après la guerre, le jeune couple s’est installé à Montréal. Michal et Renata y ont vécu jusqu’à leur mort en 2016, à quelques mois d’intervalle.

Michal a connu du succès dans le domaine immobilier. Jurant de tenir sa promesse, il a beaucoup, immensément redonné, à plusieurs centres hospitaliers, à des universités et, en particulier, au Musée des beaux-arts de Montréal. Sa femme était une passionnée d’histoire de l’art et très tôt, le couple a collectionné des toiles des XVIe et XVIIsiècles. Se voyant avancer en âge, il a décidé de faire don de toute sa collection au MBAM, un don d’une valeur inestimable.

Je suis récemment retournée voir les œuvres exposées au Pavillon pour la paix Michal et Renata Hornstein. Au-delà de leur fabuleuse valeur artistique et historique, c’est tout l’investissement affectif, autant que pécuniaire, qui m’a frappée.

Après tellement d’horreurs vécues, de pertes tragiques et d’exil, le couple a trouvé la paix dans le don, dans le beau et dans l’accessibilité universelle pour tous à l’art qu’ils ont tant aimé.

Si je souligne le côté remarquable de cette générosité, c’est surtout parce qu’au-delà du soutien accordé à autant d’institutions, on retient que Michal aura tenu jusqu’à sa mort la promesse qu’il s’était faite de rendre sans compter à la société la chance inouïe d’avoir survécu à la déportation. Redonner parce qu’il est vivant, immense cadeau du destin.

Dans le don, n’y a-t-il pas presque inévitablement une part d’expiation ? Pourquoi ai-je eu de la chance et pas les autres ? Il faut redonner pour rétablir un équilibre, peut-être pour se pardonner, et se faire pardonner. La notion de sacrifice n’est jamais bien loin. Mais en même temps, l’humanité de cette dette, jamais totalement remboursée, n’en est pas moins généreuse, libératrice, sinon vitale.

Le bien ou mal nommé « temps des Fêtes » devrait toujours être avant tout celui du don, de la chaleur humaine, de la fraternité. Les temps sont durs, les gens sont déprimés, inquiets et tristes devant tant d’adversité.

Nous vivons au Québec, assez loin des bruits assourdissants des canons et des roquettes de la guerre, mais quand même aux côtés de gens qui ont faim, froid, qui sont seuls ou malades.

Le don, souvent alimenté par des enjeux dont nous ne sommes pas tout à fait conscients, possède tout de même une grande valeur sociale et humaine. Si c’est un sentiment de culpabilité qui le nourrit, eh bien, réjouissons-nous de la valeur humaniste qui l’engendre. Car on dit souvent que donner est plus gratifiant que recevoir !

Le sociologue Jacques T. Godbout écrit dans son essai Le don, la dette et l’identité, paru en 2000 : « Les individus égoïstes sont, par définition, ceux dont l’activité est entièrement consacrée à la recherche de leur bonheur. Et voilà que, à tout le moins tel que jugés par leurs proches, ces individus égoïstes sont plutôt moins heureux que ceux dont les efforts consistent à rendre les autres heureux. »

Le temps des Fêtes ne serait-il pas une belle occasion de rétablir un certain équilibre ?

Comme l’équilibre de tous ceux et celles qui, par le temps qu’ils consacrent aux causes sociales qu’ils soutiennent, disent recevoir autant, sinon plus, qu’ils ne donnent. Et pourtant, ces bénévoles ne comptent souvent ni les heures, ni l’écoute, ni la chaleur humaine qu’ils apportent. Peu importe la motivation derrière un don, de quelque nature qu’il soit, le compte y est dans le bonheur partagé des deux côtés de l’équation.

L’abbé Pierre disait qu’on donne du sens à sa vie en réalisant le bonheur des autres : « La vie, c’est un peu de temps donné à ses libertés, pour apprendre à aimer et à partager avec autrui. »

Comme les Hornstein qui en ont fait la résolution d’une vie.

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