Bonne année, chers lecteurs ! Douceur, santé, et les moyens de réaliser ce que vous voulez et de vivre agréablement. Ce n’est pas rien, ce souhait : avoir les moyens.

Pas être riche de manière ostentatoire. Juste dépasser la ligne de flottaison, avoir les moyens de se loger décemment, de manger sans se questionner, de payer ses factures, et qu’il en reste assez pour s’offrir un supplément d’âme. Souhaits d’une époque que la paupérisation gagne.

« Paupérisation » n’était pas le mot de l’année 2023 ; « bienveillance » était tellement omniprésent ! Paupérisation : « abaissement du niveau de la vie, appauvrissement en continu d’une classe sociale ».

Je vais en parler parce que la paupérisation n’est pas un accident de char, un état individuel ou une maladie subite. Elle survient sournoisement, mais résolument parce que les mécanismes de régulation ont des ratés, parce que certains s’en mettent plein les poches, et qu’on trouve normal de valoriser l’enrichissement sauvage de quelques-uns, le libéralisme économique débridé.

Une nouvelle m’a renversée la semaine dernière. Le Centre canadien de politiques alternatives, qui mesure combien les 100 patrons les mieux payés au pays gagnent par rapport au travailleur moyen, a publié une mise à jour de ses compilations. Vous aviez l’impression que les inégalités se creusaient ? En voici le film !

En 2017, un patron gagnait 197 fois le salaire moyen d’un employé au pays. En 2018, 227 fois. En 2022 : 246 fois. Rendu là, on parle de ratio d’inégalité salariale. Et encore, on parle uniquement de salaires, pas de rémunération globale, d’avantages fiscaux, d’actions, d’options, de dividendes, de parachutes dorés, de spéculation.

Henry Ford, une des grandes figures du capitalisme du début du XXsiècle, le père de l’industrie automobile, le propagateur du travail à la chaîne, avait en son temps théorisé l’acceptabilité sociale de son sujet : la production de masse. Pour lui, un bon ratio, afin que les ouvriers soient productifs, et pour éviter l’explosion de la rage sociale, était de 1 pour 40. Avant lui, fin XIXe, le banquier J. P. Morgan avait établi le rapport à 1 pour 20. Ford, je le rappelle, n’était pas un philanthrope, mais un des capitalistes les plus prospères de son temps. Aujourd’hui, aux États-Unis, il n’est pas inhabituel, dans de grandes sociétés, qu’un patron gagne 1000 fois le salaire de son employé de base.

Le ratio de 1 à 50 s’est maintenu jusqu’à la fin des années 1970, pour exploser ensuite. Le lien existant entre morale et capitalisme s’est rompu.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Un campement de sans-abri à Sherbrooke

Au Québec, nous avons progressivement vu notre société devenir toujours un peu plus inégalitaire, malgré notre légendaire filet social. Nos systèmes d’éducation et de santé à trois et deux vitesses n’en sont que quelques exemples.

Dorénavant, la vulnérabilité n’est plus un concept, c’est une réalité visible à l’œil nu : crise du logement, itinérance, banques alimentaires prises d’assaut, les repas à l’Accueil Bonneau sauvés in extremis – et temporairement.

Et tant qu’à être dans le thème de l’inégalité, continuons avec les retailles de l’information du congé des Fêtes. Dans la foulée de la proposition gouvernementale aux grévistes du Front commun et de la Fédération autonome de l’enseignement, à propos de la question du rattrapage scolaire au public, des orthophonistes ont accusé la grève d’avoir accentué l’écart entre les élèves.

Certes. Mais comment j’te dirais ben ça ? …

Qu’est-ce qui a creusé et élargit encore, depuis des années et de manière systémique, les inégalités entre les élèves ? Qu’est-ce qui handicape la trajectoire de certains pour la vie ? Ce n’est pas une grève pour de meilleures conditions de travail et d’enseignement, mais ce système d’éducation à trois vitesses. Le privé, le public avec projets particuliers et le public straight.

Cette ségrégation est non seulement tolérée, mais propulsée. C’est elle qui stigmatise une partie importante des élèves, qui creuse les inégalités. Le recul et le retard de l’éducation publique sont palpables, au Québec. L’inégalité, c’est de ne pas être dans la même situation au moment de faire des choix. C’est de décrocher, d’avoir une cinquième secondaire ou d’aller à l’université. La grande absente de ce conflit est la poignante question de l’inégalité des chances dans notre société (encore) riche. Nous manufacturons en ce moment des laissés-pour-compte, de la misère future.

L’inégalité est en voie de devenir une nouvelle norme. Évidemment que nous ne sommes pas tous égaux. Nos origines, notre histoire familiale, notre talent racontent une histoire. Tout le monde en convient. Par contre, la moindre des choses est de pallier les inégalités par des mesures redistributrices, progressistes, par des programmes sociaux, de l’aide ciblée. Les moyens sont nombreux, et nous avons la chance de vivre dans une société qui y croit.

Mais l’économie est implacable. Le libéralisme économique est devenu une idéologie impitoyable. La morale individualiste triomphante, dont les exemples viennent de haut, fait le reste.

Ford, ce capitaliste triomphant, ferait aujourd’hui figure de scout semi-gauchiste. Souhaitons-nous en 2024 de la solidarité vibrante, de la morale accueillante, et des outils concrets pour repriser le filet social. Et surtout, les moyens de faire comprendre au plus grand nombre l’importance de former une collectivité, plutôt qu’une gang d’ego gonflés qui rêvent de faire 246 fois plus que leur voisin…

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