Un peu plus tard cette année, vers la fin du mois d’avril, les cigales vont commencer à apparaître dans le Midwest américain. Elles vont, en fait, sortir de la terre où elles dorment depuis des années, pour tenter de se reproduire sous le soleil.

Jean de La Fontaine était un habile moralisateur, mais un piètre naturaliste : les cigales ne chantent pas tout l’été, elles chantent durant quelques semaines, et encore. La majorité de leurs belles saisons se déroule dans le silence du sol où les nymphes se terrent, patientes, à environ deux mètres et demi de profondeur.

Certaines espèces attendent deux ou trois ans, voire plus, avant de remonter laborieusement jusqu’à l’air libre. On peut facilement se laisser aller à une certaine rêverie en imaginant ces existences recluses, une vie d’antichambre et de coulisses avant le grand spectacle, quelques frénétiques semaines de musique et de sexe, une vraie débauche, et puis merci, bonsoir, elles meurent, sans jamais avoir senti de nouveau l’étreinte de la terre.

Les cigales du Midwest se démarquent par la longueur de leurs cycles de vie. Deux « couvains » se partagent une immense portion du territoire, le XIX, appelé aussi Great Southern, qui réapparaît tous les 13 ans, et le XIII, ou Northern Illinois, dont la période de dormance dure un hallucinant total de 17 ans. Sans doute ahuri lui aussi par la longueur de leurs cycles et l’étrangeté de leurs existences, l’entomologiste et naturaliste William Thompson Davis a donné à leur genre le nom de « Magicicada », contraction de « magic », magie, et « cicada », cigale.

PHOTO STEPHEN JAFFE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Cigale dans une main d’un enfant

Déjà donc, en 1925, l’émerveillement était au rendez-vous. Un spin certainement bienvenu pour les relations de presse des cigales, souvent associées dans l’inconscient populaire aux locustes, ces insectes grégaires dont les migrations détruisent des cultures, noircissent les cieux et inspirent chez les mystiques des visions d’apocalypse. Les magicicadas, elles, n’avaient de magique que la force de leur instinct collectif, qui poussait des milliards d’entre elles à sortir simultanément de terre tous les 17 ans.

Or, cette année, on y arrive, les couvains XIX et XIII vont émerger de leur long sommeil en même temps. Faites le calcul, 13 x 17, c’est une occurrence qui ne se produit que tous les 221 ans, de quoi plonger dans un substantiel émoi les entomologistes amateurs et professionnels qui, au bas mot, ne se peuvent plus.

Comme l’a dit à une journaliste du New York Times1 le directeur des collections du département d’entomologie du National Museum of Natural History de Washington D.C., Floyd W. Schockley, « personne ne reverra ça de son vivant. That’s really rather humbling ». J’ai de la difficulté à conserver la douceur de sa dernière phrase quand je tente de la traduire. J’arrive avec des formules comme « ça force quand même l’humilité », ou « ça amène une certaine humilité », mais je n’aime pas le verbe « forcer », et il y a dans « amener » un dynamisme qui me dérange. La phrase de Schockley est elle-même très humble, de cette belle humilité passive née de l’observation de la nature, tout en ouverture et en tendresse.

La journaliste partage visiblement le sentiment, elle commence son article en mentionnant que la dernière occurrence a eu lieu l’année de l’achat de la Louisiane par les États-Unis, en 1803, alors que Jefferson était président. On pourrait ajouter que Lewis et Clark entamaient leur voyage dans l’Ouest, que Berlioz allait voir le jour et que Napoléon était empereur – il allait, à la fin de l’année, essuyer une défaite face à l’armée haïtienne menée par Dessalines. Il y avait environ 1 milliard d’humains sur terre, soit 1000 fois moins que le nombre de cigales qui couvriront le Midwest de leur chant au printemps.

La tentation de se projeter dans l’autre sens est forte, évidemment, entraînant avec elle son lot de questions anxieuses : serons-nous encore là en 2245 ? La terre dont se nourrissent les nymphes des cigales depuis des millénaires les bercera-t-elle jusque-là ?

Au-delà de ces considérations et de ces préoccupations, l’émergence des deux couvains sera un évènement sans grandes conséquences sur notre espèce, si ce n’est quelques dégâts dans les jardins, des chaussées jonchées de cadavres de cigales et, peut-être – peut-être ! –, le privilège d’assister à la formation d’un nouveau couvain issu du croisement des deux autres.

J’ajouterais à cela les germes d’une nouvelle fable, qui ferait la part belle à la résilience et à la patience des cigales, ainsi qu’à l’humilité de ceux et celles qui les aiment et les observent. Il y serait question d’espoir et de secrets murmurés au creux de la terre, de la poignante brièveté de l’existence et de l’importance d’écouter le chant du monde, pendant qu’on peut encore l’entendre.

1. Lisez l’article « The World Hasn’t Seen Cicadas Like This Since 1803 » du New York Times (en anglais ; abonnement requis) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue