Échange avec le porteur d’une idée qui bouscule. Notre chroniqueur se laissera-t-il convaincre ?

Pour la troisième fois en cinq ans, le gouvernement Legault va utiliser la clause dérogatoire des chartes des droits et libertés de la personne, même si ça porte atteinte aux droits fondamentaux garantis par les chartes. Cette fois, Québec l’utilise pour protéger à nouveau la Loi sur la laïcité de l’État.

L’utilisation de la clause dérogatoire – et l’indifférence que ça semble susciter dans l’opinion publique – m’inquiète beaucoup. Résumé d’une discussion animée mais cordiale avec le ministre Jean-François Roberge, responsable de la Laïcité et ministre de la Langue française, les deux domaines où la CAQ a utilisé la clause dérogatoire.

D’abord, un peu de contexte.

En 2019, pour l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, Québec a utilisé la clause dérogatoire contenue dans la Charte canadienne et la Charte québécoise. Cette clause permet de soustraire la Loi sur la laïcité de l’État à la quasi-totalité des droits et libertés garantis par les chartes.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Roberge, ministre responsable de la Laïcité et ministre de la Langue française

Pour la Charte québécoise, la clause dérogatoire est toujours en vigueur (à moins que le législateur ne change d’idée et la retire). Pour la Charte canadienne, elle est valide seulement pour cinq ans et peut être renouvelée. À l’approche de l’échéance pour la Loi sur la laïcité, la CAQ vient de présenter un projet de loi pour la renouveler.

« Il faut reconduire la clause dérogatoire parce qu’il faut protéger l’acquis précieux qu’on a avec la Loi sur la laïcité, [votée] après un débat exhaustif qui a duré plusieurs années, dit le ministre Roberge. [Elle] nous a aidés à assainir le climat social, à continuer à débattre de laïcité dans un climat serein. »

Qu’on soit d’accord ou non avec la Loi sur la laïcité (qui est contestée devant les tribunaux, et la Cour d’appel va rendre sa décision dans ce dossier ce jeudi), là n’est pas la question.

La Charte canadienne et la Charte québécoise – votée par tous les parlementaires québécois – sont nos deux lois les plus importantes. Elles garantissent des droits fondamentaux à tous les Québécois, afin que la majorité ne porte pas atteinte de façon déraisonnable aux droits des minorités.

Avec la Loi sur la laïcité de l’État, en 2019, le Québec a utilisé, pour la première fois de son histoire, la clause dérogatoire simultanément dans les deux chartes de droits de façon préventive en retirant des droits à des citoyens. De cette façon, on ne laisse pas l’occasion aux tribunaux de juger si la loi respecte les chartes. Ça envoie le signal que les droits fondamentaux ne sont pas importants.

Le ministre Roberge n’est pas d’accord.

On touche à quelque chose [la laïcité] qui est fondamental pour le vivre-ensemble des Québécois. […] C’est aux élus à [tracer la voie], pas aux juges. Il ne faut pas que les élus soient placés à la remorque de décisions judiciaires.

Jean-François Roberge, ministre responsable de la Laïcité et ministre de la Langue française

Mais les lois sont toujours assujetties à l’interprétation des tribunaux, c’est l’essence même de la séparation des pouvoirs.

« Je ne dis pas que de manière générale, les tribunaux ne sont pas utiles et n’ont rien à dire, répond le ministre Roberge. On est dans une démarche exceptionnelle. On a adopté plus de 100 lois depuis 2018, on a utilisé la clause sur 2 lois. Ce n’est pas comme si on l’utilisait à la légère. »

À mon tour d’être en désaccord. À mon avis, deux fois, bientôt trois, en cinq ans, c’est énorme. De 1982 à 2019, la clause dérogatoire a été utilisée une seule fois simultanément dans les deux chartes afin de retirer des droits aux citoyens. C’était en 1988, après une décision de la Cour suprême sur la loi 101 et l’affichage commercial, et la clause n’a pas été renouvelée⁠1.

Utiliser la clause dérogatoire n’est pas une valeur québécoise. Les gouvernements Lévesque, Parizeau, Bouchard, Landry, Charest, Marois et Couillard n’ont jamais utilisé la clause dérogatoire simultanément dans les deux chartes pour retirer des droits à des citoyens. (De 1982 à 1985, le gouvernement Lévesque a utilisé la clause dérogatoire à la Charte canadienne sur la plupart de ses lois pour protester contre le rapatriement unilatéral de la Constitution. Mais la Charte québécoise continuait de s’appliquer. On n’a retiré de droits à personne.)

Selon le ministre Roberge, les élus peuvent utiliser la clause dérogatoire de façon « exceptionnelle » pour faire primer la volonté du législateur dans des dossiers capitaux comme la laïcité et la langue.

Le peuple a tranché, les élus qui le représentent ont tranché. Ce n’est pas le judiciaire qui va venir remettre cela en cause.

Jean-François Roberge, ministre responsable de la Laïcité et ministre de la Langue française

C’est important de rappeler que, même sans la clause dérogatoire, les droits et libertés ne sont pas absolus. Toute loi peut porter atteinte aux droits et libertés de façon raisonnable si cette atteinte est justifiée selon le contexte, en vertu de la clause de justification des chartes (article 1er de la Charte canadienne et article 9,1 de la Charte québécoise). Si la loi est raisonnable et non discriminatoire, on n’a pas besoin de la clause dérogatoire.

Pendant des décennies, on pensait que personne n’oserait utiliser la clause dérogatoire par peur des répercussions politiques. Malheureusement, on est en train de réaliser que ce n’est pas le cas. Depuis 2019, le Québec l’a utilisée deux fois. La Saskatchewan l’a utilisée en 2023 pour porter atteinte aux droits des personnes non binaires, une minorité qui n’a aucun poids électoral. L’Alberta pourrait imiter la Saskatchewan dans le même dossier à l’automne.

Verdict

Je crois plutôt que les chartes doivent s’appliquer en tout temps. Les lois doivent respecter les deux chartes des droits et libertés, des lois fondamentales adoptées par nos élus, et c’est aux tribunaux de déterminer la validité des lois. Ce contre-pouvoir est essentiel dans un État de droit. Sinon, on se retrouve avec des chartes de droits qui ne veulent plus rien dire.

Comme je n’aurais pas utilisé la clause dérogatoire dès le départ (surtout dans la Charte québécoise) pour la Loi sur la laïcité de l’État, je ne la renouvellerais pas dans la Charte canadienne.

« Vous ne m’avez pas convaincu », dis-je au ministre Roberge.

« Vous non plus ! », répond-il du tac au tac.

Au moins, le ministre Roberge et moi sommes d’accord sur un point : cette discussion permettra de mieux informer nos lecteurs sur ce débat important. Peu importe de quel côté de la clôture on se situe.

Qu’est-ce que la clause dérogatoire ?

La Charte canadienne et la Charte québécoise ont chacune une clause dérogatoire qui permet aux élus de soustraire une loi à la quasi-totalité des droits et libertés garantis par ces chartes. Il est possible de contester devant les tribunaux une loi protégée par la clause dérogatoire, mais on ne peut pas invoquer la plupart des droits et libertés prévus aux chartes (ex : liberté d’expression, liberté de religion, droit
à l’égalité et protection contre la discrimination, protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, garanties judiciaires). Pour la Charte canadienne, la clause dérogatoire ne s’applique pas à certains droits comme le droit de vote, le droit de circulation des citoyens canadiens au pays, le droit à l’instruction dans une langue minoritaire et les droits des peuples autochtones

1. Le gouvernement Legault prétend que la clause dérogatoire a été utilisée plus souvent par Québec. Actuellement, outre la loi 101 (depuis 2022) et la Loi sur la laïcité de l’État (depuis 2019), la clause dérogatoire est utilisée simultanément dans les deux chartes dans cinq autres lois sur les régimes de retraite, parce qu’on voulait donner une rente plus juste aux enseignantes sous-payées par rapport à leurs collègues masculins dans les années 1950 et 1960. Cette utilisation de la clause n’a retiré de droits à personne, elle a plutôt réparé une situation discriminatoire pour les femmes.

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