Il y a quelques mois, j’ai signé une chronique intitulée « Non, ce n’est pas une chicane »⁠1. Je comparais l’état de santé des Québécois à celui des Canadiens, je soulignais leurs caractéristiques démographiques particulières et je dressais un bref portrait des aspects distinctifs de l’organisation du système de santé québécois. Je tentais de démontrer que les « chicanes » dénoncées par le premier ministre Trudeau étaient en fait des revendications légitimes basées sur une réalité québécoise bien distincte.

La situation est semblable en immigration. Nous ne sommes pas devant une stérile lutte de pouvoir, nous sommes devant un système défectueux.

Vendredi dernier, le premier ministre Trudeau disait ceci : « … moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire fonctionner le système d’une meilleure façon. Ce n’est pas une question de qui a le contrôle de quoi »⁠2.

Au contraire : c’est très exactement « qui a le contrôle de quoi » qui pose problème. Le système actuel donne l’impression d’être conçu pour favoriser la chicane.

Le gouvernement fédéral détermine les seuils pancanadiens d’immigration et, selon les catégories d’immigrants, le Québec a plus ou moins d’influence dans le processus de sélection. Pour l’immigration permanente, le Québec détermine lui-même ses seuils et sélectionne les personnes acceptées, soit 51 500 en 2024.

Il y a ensuite les demandeurs d’asile, les étudiants et les travailleurs étrangers qui font partie de la catégorie des immigrants temporaires (528 000)⁠3. Dans ces cas-là, le pouvoir d’influence du Québec est limité, et la gestion du fédéral est, au mieux, complètement chaotique (il ne sait même pas précisément combien de gens il accepte).

Alors que l’admission des nouveaux arrivants est un pouvoir partagé, c’est le Québec qui doit engager des dépenses pour payer les services d’accueil et d’intégration sur son territoire. Ces services peuvent inclure la santé, les services de garde (CPE ou communautaires), l’éducation, l’aide juridique, la francisation, le logement, etc. Une grande partie de ces dépenses doivent ensuite être remboursées par Ottawa. Or, Québec peine actuellement à obtenir le remboursement de 1 milliard de dollars.

Quand le gouvernement qui détermine le nombre et le type de clients n’est pas celui qui offre le service, ce n’est pas une bonne nouvelle pour le client : il manque souvent de ressources… et c’est une grande source de chicane.

Quand le gouvernement qui provoque la dépense n’est pas celui qui l’assume, c’est alors le contribuable qui est à risque. Dans le système actuel, le Québec doit répondre aux besoins immédiats des gens qui arrivent, et le gouvernement fédéral rembourse ensuite ce qu’il veut bien rembourser. Autre source importante de chicane.

Voyons d’autres exemples des conséquences de ce système administratif.

Être obligé de demander asile, c’est grave. Cela implique souvent que le demandeur a quitté son pays avec assez peu de choses sur lui. Dès que le demandeur d’asile arrive, les provinces doivent lui donner de l’aide de dernier recours (de l’aide sociale) jusqu’à ce qu’il obtienne, de la part du gouvernement fédéral, un permis de travail.

Le problème ? En matière de gestion de l’immigration, l’incompétence du gouvernement fédéral n’est plus à démontrer. Il lui faut de longs mois pour délivrer un permis de travail. En attendant, les demandeurs ne peuvent travailler et les provinces paient… surtout le Québec, qui accueille plus de demandeurs d’asile, toutes proportions gardées, que toutes les autres provinces.

PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Les premiers ministres Justin Trudeau et François Legault, lors d'une rencontre vendredi dernier

Selon le Commissaire québécois à la langue française, la présence d’un demi-million de travailleurs temporaires dont une grande part ne parlent pas français est responsable de la baisse historique de l’utilisation du français au travail. Lors de la rencontre de vendredi, M. Trudeau aurait démontré une certaine ouverture à ce que la connaissance du français devienne une exigence pour les travailleurs temporaires. On s’en réjouit mais, étant donné l’état du français au Canada⁠4, pourquoi le gouvernement fédéral n’a-t-il pas proposé cela il y a longtemps ?

Après la rencontre de vendredi, Québec se réjouissait de plusieurs petites choses : une « petite ouverture » à une meilleure répartition des demandeurs d’asile parmi les provinces, l’idée qu’Ottawa « pourrait » resserrer sa politique d’octroi des visas, qu’il « pourrait » considérer l’imposition de critères linguistiques pour des programmes fédéraux d’immigration et qu’il « pourrait » accepter que le Québec approuve l’admission des travailleurs étrangers temporaires⁠5.

Si le Québec a, encore aujourd’hui, des « demandes traditionnelles » en matière d’immigration, c’est que la tradition perdure : Québec fait des demandes et Ottawa dit non. Espérons que le scénario changera.

La combativité de la ministre Fréchette me donne un peu d’espoir. Toutefois, si le passé est garant de l’avenir, s’il y a entente en juin tel que promis, elle sera ponctuelle. Le problème de fond restera entier. Il le restera tant et aussi longtemps que le gouvernement fédéral considérera comme de simples chicanes des problèmes bien réels de mécanique intergouvernementale qu’il faudra bien réparer un jour.

1. Lisez la chronique « Non, ce n’est pas une chicane » 2. Lisez l’article du Devoir « Trudeau dit non à confier les pleins pouvoirs en immigration au Québec » 3. Lisez l’article « Le Québec franchit le cap des 500 000 immigrants temporaires », de Suzanne Colpron 4. Lisez la chronique « La place du français au Canada » 5. Lisez l’article « Christine Fréchette veut travailler avec Ottawa », de Suzanne Colpron Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue