La veille, j’avais rencontré, à une vingtaine de minutes de là, un autre des journalistes les plus célèbres du pays. Son constat était essentiellement le même.

Elyes Gharbi, début cinquantaine, anime l’émission de radio d’affaires publiques la plus populaire de la Tunisie : le Midi Show, sur les ondes de Mosaïque FM.

On parle d’environ 800 000 auditeurs par jour, dans ce pays de 12 millions d’habitants coincé entre l’Algérie et la Libye. Ça fait beaucoup de monde.

PHOTO ALEXANDRE SIROIS, LA PRESSE

Le journaliste tunisien Elyes Gharbi anime l’émission de radio d’affaires publiques la plus populaire de la Tunisie : le Midi Show, sur les ondes de Mosaïque FM.

Devant une bière, sur la terrasse d’un hôtel construit par un architecte français – on se sent parfois à Paris au cœur de Tunis –, le journaliste m’explique que les choses ont bien changé depuis « le 25 juillet ».

J’ai vite constaté ici qu’on parle de ce qui s’est passé le 25 juillet 2021 un peu comme on parle du 11 septembre 2001 aux États-Unis. On ne se donne pas la peine de mentionner l’année. L’évènement a provoqué un tel choc que tout le monde sait de quoi on parle.

Ce qui s’est passé en juillet 2021, c’est l’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek qui me l’a le mieux expliqué. Je la cite ici à ce sujet, mais je vous raconterai plus loin, dans le détail, les malheurs qui accablent maintenant sa famille.

Il faut savoir qu’à l’époque, l’État vivait une crise et le système politique était bloqué. Pour s’en sortir, le président Kaïs Saïed, élu démocratiquement deux ans plus tôt, a alors décidé d’utiliser l’équivalent politique tunisien d’une arme nucléaire : l’article 80 de la Constitution de 2014.

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Le président tunisien, Kaïs Saïed, en novembre 2020

Selon cet article, « en cas de danger imminent, le président de la République peut prendre tous les pouvoirs. Mais il n’a pas le droit de virer le gouvernement ni de fermer le Parlement », explique l’avocate.

Or, dit-elle, il a fait les deux.

« Deux mois plus tard, il s’est arrogé tous les pouvoirs. Avec un décret présidentiel, il a pris les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif. »

Voilà ce qui s’est passé il y a deux ans en Tunisie.

Et l’État a continué, depuis, de serrer la vis. Ce qui ne déplaît pas à tout le monde, cela dit. Le président Kaïs Saïed est encore très populaire. La façon dont il gère le pays semble convenir à une partie non négligeable de la population.

Ça aussi, j’y reviendrai.

Mais pour l’instant, je suis assis sur une terrasse avec Elyes Gharbi. Et je découvre rapidement que ce journaliste est en mesure de rendre simples des choses complexes. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut remonter jusqu’à la révolution et la chute de l’ancien dictateur Ben Ali, dit-il.

Pour la Tunisie, 2011, c’était un Mai 68 fois 100 ! Et au niveau d’un pays arabe, aussi, ce qui est très particulier. Nous avons vécu 2011, nous journalistes en tout cas, comme un feu d’artifice absolument incroyable de libertés. Et nous avons imaginé que c’était inattaquable et qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.

Elyes Gharbi, journaliste et animateur

Pourtant, aujourd’hui, le pouvoir « siffle la fin de la récréation ».

La radio où travaille Elyes Gharbi y goûte aussi.

En février dernier, le directeur général de Mosaïque FM, Noureddine Boutar, a été arrêté. On l’a accusé de blanchiment d’argent, mais aussi d’avoir participé à un complot contre la sécurité de l’État, comme plusieurs autres Tunisiens bien en vue.

Il a été mis sous les verrous pendant trois mois.

Au bout du compte, « il a été relaxé et il n’y a pas eu de procès », précise le journaliste.

Puis, en mai, Elyes Gharbi et l’un de ses chroniqueurs ont été interrogés par la police.

Ce qu’on leur reprochait ? Dans la foulée d’un attentat commis par un policier tunisien près d’une synagogue, le chroniqueur, Haythem El Mekki, a déclaré qu’il y avait « certainement des voyous » parmi les recrues des forces de l’ordre.

« Nous étions sereins et nous ne le sommes plus. C’est ce qu’il faut retenir dans tout ça. Tu venais dans ta salle de rédaction en étant certain de pouvoir accomplir ton travail, serein vis-à-vis de ton intégrité physique et morale. Aujourd’hui, tu te poses des questions », résume Elyes Gharbi.

Et d’ajouter : « Aujourd’hui, tout le monde se pose des questions : les syndicats, les politiques, les citoyens. »

Il n’est en effet pas le seul à se retrouver dans cette situation inconfortable. Et pour d’autres, c’est encore pire.