C’est une tradition familiale au jour de l’An : tout le monde descend dans le Bas-Saint-Laurent. On va rejoindre la famille éloignée, celle avec laquelle il faut travailler pour rester le moins éloigné possible. On va rejoindre le fleuve, et son souffle glacé.

Je me sens toujours perplexe lorsque j’arrive dans les petits villages de la région de Kamouraska. C’est ma famille, quand même ! Et qu’est-ce que j’ai encore en commun avec la vie des régions ? Non, je ne fais pas de ski-doo ! Mais je joue aux cartes et je fais de la raquette ! Oui, je lis le journal. The Economist… vous connaissez ? Bref, ce retour aux sources m’est tellement précieux.

Cette année, le départ a été particulier. Pas un brin de neige dans notre petite ville de banlieue montréalaise. Un 30 décembre, quand même ! Le thermomètre affichait 4 degrés. Nous avons chargé la voiture avec nos pantalons de neige et nos raquettes, en nous regardant un peu de travers. Voyons donc, il devrait y avoir de la neige au chalet ! Il y a toujours de la neige au chalet.

Trois heures et demie le long de l’A20. Les paysages d’un si beau Québec. Les albums des Cowboys Fringants que l’on fait jouer depuis 20 ans sur la route entre Saint-Hilaire et Saint-Philipe. Mais cette année, elle n’a pas le même son, La tête haute… On se sent fiers de l’écouter, comme si on rendait un peu hommage à celui qui est parti trop tôt.

Je sens mon père contrarié. À 50 ans, il a quelques descentes de plus que moi (oui, on descend dans le Bas-du-Fleuve, et on remonte à Montréal). Il a les souvenirs des sorties de sa jeunesse avec son grand-père sur les terres familiales où se bûchait le bois pour l’hiver. Les sandwichs au creton faits sur le feu, les batailles dans la neige. Mais cette année, même à Québec, elle était absente, la neige.

« Ben câline, ’est où, la neige, Jérémie ?

— Je ne sais pas, papa. On met quel album ? Break syndical ? Non, trop écouté. Tiens, La grand-messe. »

Si je m’arrête un instant/Pour te parler de ma vie

Sortie 444. Enfin ! Les terres du Bas s’étendent comme des couvertures à carreaux, les maisons centenaires avec des granges qui grincent au vent du Saint-Laurent. Les petits villages que j’ai appris par cœur au fil du temps : Montmagny, Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Roch, La Pocatière, Rivière-Ouelle.

Le chalet est sur le bord du fleuve, il y a normalement une épaisseur de glace qui nous attend à ce temps-ci de l’année. J’ai le souvenir de mon oncle qui raconte que son oncle à lui… Son nom m’échappe. Toujours est-il que chaque automne, cet oncle oublié allait percer la glace dans la baie en face du chalet, et il se jetait à l’eau. Il disait que ça l’immunisait contre la grippe. Il n’aurait pas pu cette année, il n’y a pas de glace.

On décharge l’auto, elle était pleine. Après avoir tout rangé, on s’installe.

« Un jeu, les gars ?

— Ben oui, on en a apporté une dizaine, on ne s’ennuiera pas ! »

On commence la partie. Et là, mon père s’exclame : « Hey ! » On se retourne, un petit fleuret nous tombe du ciel. Des petits flocons, virevoltants, comme pour nous rappeler qu’on s’approche de janvier.

C’est beau. Le sol se couvre d’un petit tapis blanc. Il est léger, mais il est là. Les grands-parents arrivent, on s’installe pour souper. Un peu comme d’habitude, finalement. Le soleil se couche sur le fleuve. Le Nouvel An est sauvé.

Une nouvelle chanson.

On m’a décrit jadis, quand j’étais un enfant/ Ce qu’avait l’air le monde il y a très très longtemps/ Quand vivaient les parents de mon arrière-grand-père/ Et qu’il tombait encore de la neige en hiver

Je souris en regardant dehors. La noirceur m’empêche de la discerner, mais je sais qu’il y a de la neige, juste assez pour sauver la mise. Juste assez pour écouter Plus rien avec le brin de naïveté qui fait qu’elle est appréciée depuis 20 ans. En 2023, il tombe encore de la neige en hiver, on apporte encore les raquettes quand on va au chalet, les glaces s’accumulent encore sur le bord du fleuve.

Un peu méditatif face à la noirceur, je pense à quand je serai vieux, à quand je descendrai dans le Bas-du-Fleuve pour le Nouvel An familial et que mes grands-parents n’y seront plus, et que mon oncle et ses histoires n’y seront plus, et que la neige…

La neige n’est plus la rigueur du passé. Elle est un agrément à nos vies de bourgeois urbains. Un beau tableau, mais un tableau qui nous accompagne depuis quelque chose comme 400 ans sur les rives du Saint-Laurent.

Qu’est-ce qu’il va me rester de ce passé ? Je n’ai pas connu les familles de 10 enfants ni les corvées de bûchage en forêt. J’ai seulement les histoires et une trame blanche en fond de décor.

Je me suis retourné vers l’intérieur. Mes grands-parents, mon père, mes deux frères qui se chicanent, une pensée pour ma mère infirmière, elle travaille au jour de l’An cette année. La chaleur du foyer, oui, vraiment, cette année, c’est correct. Je ferme les rideaux.

Karl Tremblay a disparu en 2023, trop tôt. Un jour, si l’on ne fait rien, la neige le suivra. La mémoire finira par les oublier. Il ne restera que quelques personnes âgées pour raconter leurs histoires.

Alors, grand-papa, c’était comment, la neige ?

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