Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.

Avec le lancement des caucus et des primaires lundi en Iowa, l’année électorale américaine est officiellement entamée. Cette lutte fratricide aux règles byzantines est sans contredit, pour l’observateur externe, une des curiosités de la vie politique américaine, tout comme le sont le Collège électoral ou le deuxième amendement.

Cependant, contrairement à ces derniers, le système des primaires n’est pas inscrit dans la Constitution et ne remonte pas à la naissance du pays. En fait, le système moderne de désignation des candidats par l’entremise des caucus et des primaires n’est en place que depuis les années 1970 (1972 pour les démocrates et 1976 pour les républicains). Remplaçant l’ancien système des smoked-filled rooms dans lequel les caciques du parti, cigare au bec, convenaient de l’identité de celui qui porterait les espoirs de la formation dans l’arène électorale, le système des primaires donne aux électeurs et aux électrices la possibilité d’imposer leurs préférences.

On oublie à quel point l’arrivée de ce processus a contribué à dynamiser et à démocratiser la sélection des candidats présidentiels. Des outsiders portés par une ferveur populaire comme Jimmy Carter, Ronald Reagan, Bill Clinton, Barack Obama ou Donald Trump n’auraient auparavant jamais pu espérer obtenir la nomination de leur parti. Or, si le processus des primaires est si démocratique, comment expliquer que se dessine un match revanche entre Joe Biden et Donald Trump ? Non seulement les deux hommes sont-ils nettement impopulaires auprès de l’électorat, mais ils jouissent également d’une notoriété universelle, ne pouvant plus espérer convaincre l’électorat en faisant une bonne première impression.

Qui décide ?

En 2008, les politologues Marty Cohen, David Karol, Hans Noel et John Zaller ont fait paraître le livre The Party Decides : Presidential Nominations Before and After Reforms. Prenant à contre-pied l’argument prévalant alors selon lequel la démocratisation du processus de nomination avait entraîné un recul de l’influence des élites partisanes, les auteurs affirmaient que le choix du candidat était en amont décidé par les figures influentes des partis, dont l’appui donné publiquement à tel ou tel candidat devait servir de guide pour les médias et l’électorat. Comme c’est souvent le cas pour ce genre d’ouvrage, le livre est sorti quelques années avant que sa thèse soit profondément remise en question. Si l’appui des élites partisanes avait suffi pour remporter la nomination républicaine, c’est Jeb Bush, et non Donald Trump, qui aurait été le porte-étendard du parti en 2016. Le premier avait engrangé le plus grand nombre d’appuis auprès des pontes du Grand Old Party, tandis que le second n’avait reçu l’appui que d’une poignée d’élus marginaux. Bush, pour mémoire, a suspendu sa campagne après avoir terminé 6e en Iowa et 4e au New Hampshire et en Caroline du Sud. En amenant dans la grande tente républicaine un grand nombre de nouveaux électeurs et électrices dont il a su cultiver la fidélité, Trump a exposé l’impuissance de l’establishment républicain. Lors des caucus de l’Iowa cette semaine, l’appui de la gouverneure de l’État Kim Reynolds à Ron DeSantis n’a en rien freiné l’élan de l’ancien président, en route vers une victoire historique.

PHOTO LEAH MILLIS, REUTERS

Le président Joe Biden

De manière contre-intuitive, la thèse de Party Decides permet de comprendre les dynamiques au sein du Parti démocrate. Cette idée est contraire à l’image qu’on se fait d’un parti. L’adage ne dit-il pas que, lorsqu’il s’agit de choisir un candidat, « Democrats fall in love while Republicans fall in line » ? Or, c’est précisément à cause d’une histoire marquée par les soi-disant « errements » de leur base électorale – qu’il s’agisse de la sélection du très progressiste George McGovern en 1972, de l’appui reçu par Ted Kennedy lors de sa campagne contre Jimmy Carter en 1980, ou encore de l’engouement pour la rainbow coalition de Jesse Jackson en 1984 – que le parti a pris l’habitude de se serrer les coudes et de se ranger derrière le candidat jugé le plus « sûr ». À noter que, pour les élites démocrates, le plus sûr ne veut pas dire le plus populaire, tant auprès de la base partisane que de l’électorat général. En 2016, la quasi-totalité de l’establishment démocrate a appuyé Hillary Clinton malgré son impopularité et l’élan autour de la candidature de Bernie Sanders. En 2020, ils se sont rangés derrière Biden et ont maintenu cet appui même après que celui-ci a terminé 4e en Iowa et 5e au New Hampshire. En 2024, ils ont bien fait comprendre qu’un défi lancé contre le président sortant ne serait pas accueilli favorablement, quand bien même une majorité d’électeurs et d’électrices démocrates disent souhaiter que Biden ne brigue pas un second mandat.

Voilà donc l’étrange cas des primaires de 2024, où deux hommes, l’un appuyé par ses partisans fidèles, l’autre défendu bec et ongle par les élites de son parti, semblent se diriger vers un couronnement, prélude à un match revanche dont une nette majorité d’Américains et d’Américaines ne veut rien savoir.

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