Nous sommes parfois confrontés à des dilemmes moraux qui nous rappellent l’absurdité de notre époque. Par exemple, pourquoi empêcher la construction d’appartements à loyers modiques en pleine crise du logement ? Ou bien peut-on perpétuer les inégalités et le mépris vécus par un quartier en accomplissant une mission qui pourtant nous paraît noble ?

Dans ce contexte, que penser du projet de tour de 17 étages au cœur du Ghetto McGill développé par l’entreprise d’économie sociale l’UTILE ? Malgré une vocation nécessaire d’offrir des logements abordables aux étudiants du secteur, celui-ci nous ramène à un urbanisme moderne des années 1960 : conçu et construit sans égard pour un quartier et son histoire, sans égard pour une communauté délaissée par son arrondissement, et sans égard pour les principes d’une ville durable et inclusive.

Les 205 unités qui remplaceront un stationnement de la rue Durocher ne sont pas sans tristement rappeler les ambitions immobilières qui menaçaient Milton-Parc dans les années 1970.

Or, grâce au travail de militants, comme Phyllis Lambert, sensibles à la vision d’une ville plus humaine portée par Jane Jacobs, ce secteur du Plateau Mont-Royal offre aujourd’hui l’un des quartiers victoriens les mieux préservés du Québec, et le plus grand système de coopératives d’habitation au pays.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le Ghetto McGill possède l’un des quartiers victoriens les mieux préservés du Québec.

Mais malgré ses victoires, la communauté du Ghetto McGill reste vulnérable. Constituée de la plus forte concentration d’étudiants au Canada, d’une majorité de résidants à court terme et d’environ un quart de francophones, celle-ci n’a aucune existence politique pour la Ville ou pour la province.

Rares espaces verts

Avec des revenus bien en deçà de la moyenne municipale et l’une des plus hautes densités de population au pays, le quartier attend toujours les opérations de verdissement et de sécurisation des trottoirs réalisées ailleurs dans l’arrondissement. Sans équipements publics ni espaces verts, on y compte environ un demi-pied carré de parc par habitant. Naturellement, des résidants espéraient voir le stationnement de la rue Durocher, le dernier lot vacant du Ghetto, redevenir nature.

C’est que le site où se tiendra la tour de l’UTILE n’est pas sans histoire. On raconte qu’il y a bien longtemps s’y trouvait un grand arbre sous lequel jouaient les enfants des nombreuses familles juives qui habitaient le quartier. Puis, lorsque l’arbre est mort, un jeune artiste nommé Armand Vaillancourt est venu sculpter sa souche, laquelle est aujourd’hui exposée au Musée national des beaux-arts. S’y stationnaient les bluesmen Muddy Waters, Paul Butterfield et James Cotton lorsqu’ils jouaient à Montréal.

Et c’est là que le poète et musicien Leonard Cohen, résidant d’une rue voisine, aurait écrit la chanson Marianne.

Et qu’en est-il des habitants actuels du quartier ? Pourquoi n’ont-ils jamais été consultés, ni sur le devenir du site ni sur le projet de tour de l’UTILE, malgré tous les principes de participation attendus par la Ville ? Qu’en est-il des personnes autochtones itinérantes qui se rencontrent quotidiennement dans cet espace autrement à peine utilisé ? Qu’en est-il des familles et des nombreux étudiants qui bénéficieraient d’un îlot de verdure où se détendre ou socialiser ?

Qu’en est-il du devoir de mémoire collective et du bien-être de cette communauté ? Sont-ils moins importants que la mission de l’UTILE ? C’est le dilemme que me pose ce projet issu d’une mission vertueuse, mais qui, au bout du compte, afflige la communauté dans laquelle il s’érige par manque de déférence.

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