Est-ce que l’annonce du ministre de l’Immigration concernant les mesures spéciales pour les familles élargies de Gaza était un leurre ? La famille Elsayyed attend une réponse à sa demande depuis plus d’un mois sous les bombes, et le gouvernement canadien ne se presse pas. N’est-ce pas une situation d’urgence ? Seriez-vous en mesure d’imaginer être à Gaza et attendre que la bureaucratie canadienne sauve votre vie ?

Je m’appelle Geneviève Nadeau. Je suis Québécoise, mariée à un Palestinien, citoyen d’Israël. Mon mari, mes trois enfants et moi vivons dans la ville de Haïfa, dans le nord d’Israël.

Comme l’ensemble du monde, nous avons été totalement stupéfaits par les évènements du 7 octobre dans le sud du pays : la violence, l’ampleur de l’opération du Hamas, les images terrifiantes.

Et, comme la plupart des Palestiniens, nous avons immédiatement craint la réponse d’Israël à Gaza, anticipant des représailles (dis)proportionnées aux attaques du 7 octobre.

Notre scénario le plus sombre et le plus lamentable aurait difficilement pu correspondre à la réalité actuelle.

Mais ce n’est pas le sujet de cette lettre.

Sortir de Gaza

Cette lettre traite d’un sujet bien plus personnel. Vous voyez, j’ai des amis à Gaza — la famille Elsayyed — que j’essaie d’aider à sortir de Gaza depuis le début de la guerre.

Jehan, la mère, était professeure d’anglais. Nasser, le père, était responsable de l’enseignement du français au ministère de l’Éducation. Le frère aîné, Amr (23 ans), est diplômé en ingénierie avec spécialisation dans les énergies renouvelables, tandis que le jeune frère, Mohammed (19 ans), venait d’entamer sa deuxième année de médecine.

Haya (25 ans), la fille de la famille, diplômée en biotechnologie, a obtenu la résidence permanente au Canada cette année. Elle a donc pu être évacuée par les services d’urgence d’Affaires mondiales Canada le 9 décembre dernier. En parallèle, un groupe d’amis et moi tentons de faire sortir les quatre autres membres de sa famille de Gaza. Malheureusement, les critères d’admissibilité d’Immigration Canada ne permettaient pas à Haya de parrainer ses parents ou ses frères.

Nous avons donc été enchantés lorsque le ministre de l’Immigration, Marc Miller, a annoncé le 21 décembre dernier de nouvelles mesures temporaires permettant aux membres de la famille élargie de demander un visa de résident temporaire pour le Canada — et ainsi d’être évacués de Gaza par le service d’urgence. Enfin, le rêve de Haya et nos espoirs les plus profonds pourraient devenir réalité !

Même quand, après la conférence de presse télévisée du ministre, on a compris que les mesures elles-mêmes n’entreraient en vigueur que le 9 janvier — 21 jours plus tard — nous avons gardé espoir, nos cœurs un peu plus joyeux, notre désespoir un peu plus léger alors que nous assistions jour après jour à la destruction, à la désolation, à la détérioration de la vie à Gaza.

Même lorsque nous avons compris que seul un quota de 1000 candidatures serait accepté, nous avons gardé espoir, notre sommeil un peu plus calme, notre angoisse un peu atténuée par la perspective d’une potentielle lumière au bout du tunnel.

Je pouvais parler à Jehan avec de l’espoir dans la voix. Je pouvais parler avec Nasser avec optimisme. Je pouvais parler avec Amr et Mohammed de leurs rêves une fois qu’il seraient arrivés au Canada.

La maison de la famille Elsayyed à Gaza City a été détruite dès le début de la guerre. Ils ont alors fui chez des proches, et là aussi le bâtiment a été touché par les bombes.

Depuis le début novembre, la famille Elsayyed se trouve à Deir el-Balah, chez des amis de la famille qui leur ont laissé habiter une pièce dans leur logement.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Deir el-Balah, où la famille Elsayyed a trouvé refuge, a aussi subi des bombardements.

Depuis l’annonce du ministre, même si chaque soir Haya, les amis de la famille et moi allions dormir sans savoir s’ils seraient encore en vie le lendemain, nous avions encore l’espoir qu’après le 9 janvier, tout serait derrière nous.

Dans les trois semaines entre le 21 décembre et le 9 janvier, je me suis préparée à remplir la demande dès l’ouverture du portail sur le site web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Je connais maintenant les noms de tous les parents, frères et sœurs de Jehan et Nasser, leurs dates de naissance, lieu de résidence, profession. Je sais où les quatre postulants ont étudié, travaillé, où ils ont vécu, qui étaient leurs employeurs. J’ai obtenu leurs photos de profil, des copies de leurs diplômes universitaires, leurs dossiers médicaux. Tout.

Le 9 janvier, j’étais prête. J’allais sauver la vie de quatre personnes.

Il m’a fallu trois heures pour finaliser la candidature — qui s’est avérée n’être que la première moitié d’un processus en deux étapes. À 23 h, j’ai appuyé sur le bouton « Envoyer » et j’ai reçu une réponse automatique avec les mots : « Merci d’avoir contacté l’équipe dédiée d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) aux personnes touchées par une situation de crise. Soyez assuré que nous avons reçu votre formulaire web et que nous vous répondrons dans les plus brefs délais. »

Alléluia !

L’attente

Étant donné que mes heures de sommeil sont en grande partie des heures de travail au Canada, depuis le 9 janvier je vais au lit en attendant qu’une réponse soit rendue au milieu de la nuit. Il n’y a que 1000 places — donc si je reçois le courriel attendu d’IRCC en pleine nuit, j’entends me lever aussitôt et remplir la deuxième partie du formulaire. Je veux m’assurer que mes amis obtiennent 4 des 1000 places allouées pour qu’ils se rendent au Canada, pour que je puisse sauver leur vie, les sortir de cet enfer qu’est devenu Gaza.

Puis un jour est passé, deux jours, trois… Puis le week-end. Alors j’attends le début de la semaine suivante. Et toute la semaine nous attendons. Chaque soir, je pensais que ce serait ce soir.

Nous sommes maintenant le dimanche 21 janvier. Près de deux semaines se sont écoulées. Toujours pas de nouvelles.

Au cours de ces deux semaines, plus de 3000 Palestiniens ont été tués à Gaza. Je pourrais dresser une très longue liste de toutes les atrocités que la famille Elsayyed a vécues au cours de ces deux semaines — des files d’attente pour de la nourriture et de l’eau jusqu’à la pluie et le froid ; de la peur, de l’effroi et des nuits blanches, jusqu’aux bruits et aux odeurs de la guerre. En direct, au vu et au su du monde entier.

Mais pour moi, une nouvelle déception s’est manifestée.

Grâce aux mesures spéciales mises de l’avant par IRCC pour les membres de la famille élargie, j’avais espoir. Une sensation intrinsèque que quelque part, d’une manière quelconque, je pourrais faire quelque chose, sauver mes amis.

Heureusement, la panne de communication d’une semaine dans la bande de Gaza m’a évité d’avoir, jour après jour, à annoncer à Jehan, Nasser, Amr et Mohammed que non, il n’y a toujours pas de nouvelles. C’est en traitement, ça prend du temps.

Avec ce sentiment déchirant au creux de mon estomac qu’il n’y a plus d’espoir.

L’annonce du ministre Miller a été faite le 21 décembre, il y a [plus d’un] mois. Depuis, je me demande combien de Palestiniens sont morts, ont été blessés, ont perdu leurs maisons, sont affamés ou transis de froid.

Mais surtout je me demande si tout ça n’était pas qu’une mauvaise plaisanterie de la part du gouvernement du Canada.

Sans réponse à la première partie de la demande de permis temporaire, nous sommes dans l’incertitude. Nous ne savons rien sur les délais, nous ne savons rien sur la deuxième étape de la demande, nous ne savons rien sur les procédures d’évacuation. Nous sommes dans l’obscurité profonde.

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