À l’époque où elle a été adoptée, la Charte québécoise accomplissait une révolution. Une province se dotait pour la première fois d’un instrument novateur qui protégerait non seulement sa population contre la discrimination, mais contre les atteintes à tous les droits fondamentaux. Le Québec y ajoutait fièrement les droits économiques et sociaux, qui visent à permettre à tout être humain de mener une vie digne.

Le professeur Jacques-Yvan Morin, qui nous a quittés récemment, était connu pour ses travaux en faveur de la « constitutionnalisation progressive » de la Charte québécoise, c’est-à-dire le renforcement de la position de la Charte dans la hiérarchie des lois québécoises. Cela permettrait au Québec de réaliser son objectif sociétal primordial de protéger les droits fondamentaux. Deux outils pouvaient, selon lui, y contribuer.

Le premier était l’ajout d’une exigence de majorité renforcée pour modifier la Charte québécoise. En exigeant cela, on s’assurerait que les modifications à la Charte recueilleraient plus qu’une majorité simple de l’Assemblée nationale, ce qui était, et qui est encore, la norme requise.

M. Morin disait que pour qu’elle puisse « mériter son beau nom de “charte” », il fallait qu’elle soit difficile à amender, comme par exemple en suivant la règle des deux tiers d’appuis.

Cela protégerait la population des changements qu’une majorité un peu précipitée pourrait vouloir apporter à la Charte.

Malgré que M. Morin n’ait pas vu son projet se concrétiser, le fait est que de 1975 à l’adoption de la loi 21, toutes les modifications à la Charte québécoise ont été effectuées à la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale.

Clause de suprématie

Le second moyen, c’était la clause de suprématie qu’on retrouve aujourd’hui à l’article 52 de la Charte québécoise. Elle indique que les lois du Québec devront respecter la Charte québécoise. Mais comme l’Assemblée législative ne peut se lier pour l’avenir, elle ne peut être tenue de respecter un engagement du type « Jamais je n’adopterai de loi contre la Charte québécoise » (clause de suprématie). Pour pouvoir se lier pour l’avenir, elle doit ajouter « sauf si je mentionne expressément que ma loi s’applique nonobstant la Charte » (clause dérogatoire).

Cette clause dérogatoire est donc nécessaire pour assurer que la Charte québécoise demeure au sommet des lois québécoises. On est, autrement dit, condamnés à vivre avec. Cela n’a pas empêché M. Morin de rêver qu’un jour, le Québec s’en départe.

En effet, il voyait la clause dérogatoire comme le « reflet d’une conception étriquée du principe britannique de souveraineté parlementaire ». Elle fragilisait, selon lui, la protection des droits fondamentaux en les mettant « à la merci d’une majorité de députés agissant de façon intempestive »⁠1.

Cela dit, même si elle semble être là pour rester, la clause dérogatoire ne vise pas à donner au législateur un chèque en blanc.

Or, dernièrement, on cherche à semer l’idée fausse chez les gens que les droits sont des barrières à l’autonomie et à l’émancipation de la collectivité québécoise.

La clause dérogatoire est devenue un instrument de gouvernance qui redonne sa souveraineté au parlement. Et l’idée d’un Québec qui protège sans réserve les droits de sa population est partie aux oubliettes.

L’y a rejointe l’idée qu’il faudrait rendre plus difficiles les modifications à la Charte québécoise pour prévenir les « changements intempestifs » d’une simple majorité de députés. Au contraire, brisant la tradition, et s’inscrivant en faux avec la quasi-unanimité habituelle, le gouvernement a fait modifier la Charte québécoise sous le bâillon, deux fois plutôt qu’une.

On peut toujours argumenter que les élus sont les mieux placés pour savoir ce qui est bon pour la population. Que sur certaines questions sociales importantes, les tribunaux ne devraient pas avoir la capacité de renverser la volonté de ceux qui sont démocratiquement élus. Cette idée toute britannique semble avoir le vent dans les voiles. Elle met l’accent sur la confiance qu’on devrait avoir envers les élus. Lorsque la population est « fâchée » contre les élus, ceux-ci doivent travailler fort pour « regagner la confiance » de la population.

Or, la confiance envers les élus, même si elle est louable, ne suffit pas. Il y a une raison qui a poussé la grande majorité des nations, le Québec y compris, à ne pas s’en contenter. À inviter les juges à jouer un rôle dans la protection des droits individuels par le biais du contrôle de constitutionnalité des lois au regard des droits fondamentaux. Pour plusieurs, à qui l’histoire aura fait subir des horreurs, les élus ont aussi besoin d’un contrepoids, celui des tribunaux. Ceux-ci contribuent au respect de la primauté du droit. Peut-être que les tribunaux ont erré parfois. Peut-être qu’ils auraient dû en faire davantage pour protéger le caractère distinct de la Charte québécoise. Cela ne justifie pas néanmoins de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Plutôt que de faire progresser le Québec vers la constitutionnalisation de la Charte québécoise, les dernières initiatives législatives ont fait marche arrière. En brisant la longue tradition de modification par quasi-consensus, on a montré à quel point son texte est facile à changer. En utilisant la clause dérogatoire à répétition, on a montré à quel point son texte est facile à contourner.

1. Lisez La Charte québécoise : origine, enjeux et perspective (p. XXI) Qu'en pensez-vous ? Participez au dialogue