Les Américains les plus exposés au risque d’expulsion sont les bébés et les bambins, selon de nouvelles données qui brossent le portrait démographique le plus complet à ce jour des personnes vivant dans des ménages locatifs menacés d’expulsion à l’échelle nationale.

Les enfants de moins de 5 ans constituent le groupe d’âge le plus important au sein des ménages qui ont reçu un avis d’éviction, les exposant à l’instabilité au cours d’années cruciales pour leur développement.

Les enfants sont généralement invisibles dans les documents juridiques relatifs aux évictions, qui ne citent que les adultes et les titulaires de baux convoqués au tribunal. Mais en reliant des centaines de milliers de dossiers d’évictions à des registres de recensement détaillés, des chercheurs de l’Université de Princeton, de l’Université Rutgers et du Bureau du recensement ont identifié les autres occupants de ces logements.

L’étude révèle que tous les enfants, et en particulier les plus jeunes, sont surreprésentés parmi les personnes menacées d’éviction. Le risque est particulièrement élevé chez les enfants noirs et leurs mères âgées de 20 à 35 ans. Au cours d’une année donnée, le quart des enfants noirs de moins de 5 ans vivant en logement locatif font partie d’un ménage faisant l’objet d’un avis d’éviction.

Ces tendances reflètent en partie la piètre qualité du marché du logement américain pour les familles à faible revenu. Elles suggèrent également que l’instabilité du logement frappe au premier chef une population jeune, mal équipée pour y faire face.

« Lorsque j’ai commencé à étudier ces questions, j’imaginais que la présence d’enfants mettrait les familles à l’abri des évictions », explique Matthew Desmond, qui dirige le Princeton Eviction Lab et a collaboré à l’étude publiée lundi dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). « Mais elle expose les familles au risque d’éviction. »

C’est vrai, confirment les chercheurs, les locataires et les avocats : les locataires avec enfants font face à des charges financières supplémentaires, à des options de logement limitées et, souvent, à la discrimination de la part des propriétaires.

« C’est pire que je pensais – c’est pire que ce à quoi beaucoup s’attendaient », dit Shawnita Sealy-Jefferson, épidémiologiste sociale de l’Ohio qui étudie les mères et les aidants noirs menacés d’éviction à Detroit. Dans ses enquêtes et ses groupes de discussion, les femmes décrivent des propriétaires dédaigneux et des enfants aux prises avec la dépression à la suite d’un déménagement imprévu. « Comment se remet-on de ça ? Une femme m’a dit : “ Vos enfants ne se remettent jamais vraiment d’une éviction. ” »

Risque indésirable

Pour les propriétaires, les enfants représentent souvent un risque indésirable. Ils font du bruit. Ils dessinent sur les murs. Il faut faire des tests pour détecter la présence de plomb. Pour les parents, la naissance d’un enfant peut être un choc financier, ce qui les rend plus susceptibles de ne pas payer le loyer du mois. Les travailleurs à bas salaire sont également les moins susceptibles de bénéficier d’un congé parental rémunéré et risquent davantage de devoir quitter leur emploi pour s’occuper d’un bébé.

La loi sur le logement équitable (Fair Housing Act) protège les familles avec enfants contre la discrimination, mais cela n’arrête pas nécessairement les propriétaires, explique Eva Rosen, professeure associée de l’Université de Georgetown, qui a interrogé des centaines de propriétaires. Ils ne diront pas qu’ils expulsent un locataire à cause des enfants, dit-elle. Mais lorsque les familles tardent à payer le loyer, cela « rend les locataires vulnérables au fait que les propriétaires décident avec qui ils veulent bien se montrer indulgents ou pas ».

La National Apartment Association, qui représente les propriétaires, grands et petits, affirme que le problème le plus important est la pénurie nationale de logements abordables et l’insuffisance de l’aide apportée aux locataires à faibles revenus : « La réponse est la même pour une famille ou pour un individu menacé d’expulsion », assure Greg Brown, premier vice-président aux affaires gouvernementales du groupe.

La nouvelle étude fait la lumière sur les enfants en faisant correspondre les noms et les adresses figurant dans les dossiers d’évictions aux réponses de l’American Community Survey, questionnaire de recensement adressé chaque année à un échantillon de ménages américains. Elle recueille également des données sur la race, qui ne figurent pas dans les documents judiciaires.

Les chercheurs estiment qu’entre 2007 et 2016, les années couvertes par les données, 2,9 millions d’enfants ont été touchés par un avis d’éviction au cours d’une même année.

Chaque avis ne se conclut pas par une éviction, mais les affaires laissent des traces durables dans les dossiers de crédit qui peuvent influer sur la capacité d’une famille à trouver un logement stable pendant des années. De plus, de nombreuses familles quittent leur logement sans attendre une décision de justice.

Fluctuations

Les évictions ont largement diminué grâce aux politiques d’urgence mises en place durant la pandémie, notamment les moratoires sur les évictions, l’aide d’urgence à la location et l’élargissement du filet de sécurité. Mais ces politiques n’étant plus en vigueur, les chercheurs pensent que le nombre des évictions remonte actuellement aux niveaux documentés dans l’étude, voire les dépasse, et que les mêmes groupes continuent d’être surreprésentés, affirme Nick Graetz, auteur principal de l’étude.

Quel que soit le revenu, les ménages avec enfants sont plus susceptibles de recevoir un avis d’éviction que les ménages sans enfants. Et le facteur de risque que posent les enfants est particulièrement aigu chez les femmes noires locataires : 28 % de celles qui ont des enfants sont menacées d’expulsion, contre 16 % de celles qui n’en ont pas.

Ces dernières années, les chercheurs ont démontré que les expériences négatives vécues pendant l’enfance pouvaient avoir des conséquences sur la santé, l’éducation et l’emploi tout au long de la vie. L’instabilité du logement avant l’âge de 5 ans peut entraîner des retards dans la préparation à l’école maternelle et est liée à des problèmes d’attention et de comportement ainsi qu’à des retards dans les capacités cognitives tout au long de la scolarité. À l’adolescence, ces enfants sont plus susceptibles de souffrir de dépression et d’anxiété et d’avoir des difficultés à traiter l’information.

L’instabilité du logement rend les parents stressés, ce qui peut affecter le bien-être des enfants et exposer ces derniers à d’autres facteurs de stress, comme l’insécurité alimentaire et une couverture médicale déficiente.

« Avec de jeunes enfants, les perturbations pèsent particulièrement lourd sur les parents, et lorsque les parents sont stressés, les enfants le sont aussi », explique Patrick Fowler, de l’Université Washington à St. Louis, qui étudie le sans-abrisme et ses effets sur les enfants. Lorsque les familles sont obligées de déménager souvent, « le bien-être des enfants, leur développement cognitif, leur capacité de se faire des amis, d’apprendre à être amis, de se lier avec des adultes significatifs en prennent un coup », a-t-il ajouté.

Un soutien qui arrive trop tard

À partir de la maternelle, les écoles publiques fournissent de la nourriture, des transports, des infirmières scolaires et des relations avec les enseignants. De plus, la loi fédérale oblige les écoles à identifier les enfants sans abri et à leur consacrer des ressources. Mais les enfants de moins de 5 ans à faibles revenus ne bénéficient guère de ce type de soutien formel.

Leurs familles ont des choix de logement limités, les logements les plus abordables – studios, maisons de chambres individuelles… – n’étant pas assez grands pour accueillir les enfants confortablement. Partager un logement avec des amis ou des membres de la famille est plus difficile quand on a des enfants. Et lorsqu’une famille doit déménager en traînant un dossier d’expulsion, les chances de se reloger se réduisent encore plus.

« On pousse vraiment les gens dans un secteur du marché locatif différent », explique Jennifer Erb-Downward, qui analyse la pauvreté et la politique du logement à l’Université du Michigan. Ce segment du marché n’exige généralement pas de garantie de solvabilité. Mais les conditions de vie et les protections juridiques sont moindres, et les loyers ne sont pas beaucoup moins chers. Les locataires peuvent avoir des baux au mois ou des accords informels. Les escroqueries sont monnaie courante.

Nous laissons les familles ainsi prises au piège.

Jennifer Erb-Downward, de l’Université du Michigan

Selon les chercheurs et les militants, si les décideurs politiques reconnaissaient que le problème des évictions touche largement les enfants, les solutions envisagées iraient au-delà du logement.

Les familles trop jeunes pour faire l’objet d’un dépistage de l’instabilité du logement à l’école pourraient être orientées vers des services dans les cabinets de pédiatres. Les villes pourraient instaurer, comme l’a fait Seattle, un moratoire sur les expulsions des ménages comprenant des mineurs pendant l’année scolaire. Certains États et certaines villes mettent sous scellés les dossiers d’éviction, réduisant ainsi le risque que les familles soient poussées vers des propriétaires prédateurs. Des recherches ont également établi un lien entre l’extension du crédit d’impôt sur les revenus du travail et l’amélioration des conditions de logement des mères et des enfants à faible revenu.

Les enfants sont résilients, rappelle Mme Fowler, et la stabilité plus tard dans l’enfance peut effacer certains des effets néfastes de l’instabilité à un âge tendre. À l’intérieur des maisons, un milieu familial stable, la chaleur parentale et l’amélioration de la santé mentale de la mère protègent les enfants.

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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