Le gouvernement québécois refuse toujours de permettre d’apposer le marqueur de genre X sur les permis de conduire et les cartes d’assurance maladie. Une position qui brime les droits de ses citoyens.

Alexe Frédéric Migneault aimerait bien vivre dans l’indifférence.

Sauf qu’Alexe Frédéric Migneault est une personne non binaire. Et malheureusement, au Québec en 2024, une personne non binaire doit se battre pour faire respecter ses droits. Même face au gouvernement du Québec.

Alexe Frédéric Migneault, 32 ans, qui est fonctionnaire en traduction au fédéral, entamera la semaine prochaine sa cinquième grève de la faim pour obtenir un permis de conduire et une carte d’assurance maladie qui reflètent son identité de genre. Avec un X (genre non binaire) au lieu d’un M (genre masculin) ou d’un F (genre féminin).

« Ça ne changerait rien à la vie de qui que ce soit, mais ça améliorerait ma vie, dit Alexe Frédéric Migneault, qui a entrepris ses démarches en 2017. Je ne vois pas ce qu’il y a de si grave à ne pas m’identifier comme un homme ou une femme, à ne pas utiliser madame ni monsieur. Ça ne fait pas de moi une personne moins valide, qui mérite moins de consulter un médecin ou d’avoir des services publics. »

Le Québec est la seule province à ne pas permettre le marqueur de genre X sur le permis de conduire, selon la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Pour la carte d’assurance maladie, seuls le Québec et l’Alberta résistent à permettre d’inscrire ce X⁠1.

Ce n’est pas un aspect de notre société distincte dont on devrait être fier.

Cette demande des personnes trans et non binaires n’est pas un détail ni un caprice. C’est leur droit en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

En 2021, la Cour supérieure a forcé Québec à modifier ses lois pour produire des documents d’état civil (par exemple un certificat de naissance ou de mariage) avec la mention X.

Mais trois ans après cette décision de la Cour supérieure, le gouvernement Legault empêche toujours la SAAQ et la RAMQ de délivrer un permis de conduire ou une carte d’assurance maladie à une personne non binaire avec le marqueur de genre X⁠2. Québec dit vouloir attendre le rapport d’un comité en 2025 pour prendre une décision. Pendant ce temps, il continue de discriminer illégalement les personnes non binaires.

Au-delà du débat juridique, pour les personnes non binaires, le marqueur de genre X permettrait d’éviter des situations inconfortables et humiliantes, explique Alexe Frédéric Migneault.

« Les employés me posent des questions, car ce qui était écrit [avant sur la carte] “clashait” avec la façon dont je me présente. Certaines personnes avaient des préjugés et m’humiliaient. Un soir, aux urgences psychiatriques, une employée à la réception m’a lancé un papier et un crayon en disant : “Je te gage que tu ne signeras pas ce papier-là” [qui l’obligeait à choisir entre M et F]. La réceptionniste se mettait entre moi et l’accès à un médecin. »

J’étais dans un contexte d’urgence psychiatrique, je n’étais pas en état de me défendre, j’étais un danger pour moi-même. Soit tu nies qui tu es, soit tu rentres chez toi.

Alexe Frédéric Migneault

Alexe Frédéric Migneault, qui n’a pas de carte d’assurance maladie depuis 2018, a payé environ 2000 $ au système de santé québécois (cette somme pourra lui être remboursée quand sa carte d’assurance maladie lui sera enfin délivrée).

« Il n’y a pas de mots pour décrire à quel point c’est embarrassant pour moi [d’avoir le mauvais marqueur de genre sur ses documents d’identité], témoigne Alexe Frédéric Migneault. Pour bien des gens, ça crée de l’embarras, autant pour les personnes qui voient les papiers [et qui ne comprennent pas la situation] que pour les gens qui les présentent. »

Comment un homme ou une femme peut-il comprendre sa situation ? « Imaginez si c’était obligatoire d’inscrire sur la carte d’assurance maladie la longueur du pénis pour un homme ou la pointure de brassière pour une femme, illustre Alexe Frédéric Migneault. Ça n’a rien à voir avec son identité. Ce sont des informations sur ton corps qui sont inutiles pour t’identifier. »

Il n’y a pas que le gouvernement du Québec qui tarde à s’adapter à la réalité des personnes non binaires.

« Être non binaire, c’est une job à temps plein », poursuit Alexe Frédéric.

Au fil des ans, Alexe Frédéric a déposé une centaine de plaintes pour qu’on lui reconnaisse son identité de genre à la banque, pour réserver un billet d’avion, pour une carte de fidélité à l’épicerie, même pour aller voir le spectacle illumi à Laval avec son enfant (on pouvait seulement réserver un billet sur l’internet, et il fallait choisir entre M et F). « Sérieux, je ne peux pas aller voir des lumières ? »

« Les entreprises qui vendent des produits et services demandent le genre pour des raisons de marketing. On a encore une grosse tendance culturelle à séparer les gens en deux catégories, même si les intérêts des gens sont plus diversifiés. La lutte pour la reconnaissance du troisième genre, c’est bénéfique pour tout le monde. Ça aide à retirer les catégories strictes dans lesquelles les hommes et les femmes sont souvent placés, avec des attentes stéréotypées. Si on accepte que les trans soient différents, on accepte que tout le monde puisse être différent. »

Dans la vie de tous les jours, Alexe Frédéric Migneault constate toutefois que les mentalités à l’égard des personnes non binaires ont beaucoup évolué depuis quelques années.

« Depuis 2020, j’ai l’impression que le ton a complètement changé, qu’on a aujourd’hui l’indifférence saine que j’espérais. La plupart des gens ne sont pas surpris et sont bienveillants. Parfois, il y a un commentaire maladroit et un peu de curiosité mal placée, ou on peut me mégenrer, mais ce n’est jamais méchant. Les gens acceptent que ça existe, ça ne leur fait ni chaud ni froid, ça ne les concerne pas, et c’est bien tant mieux. »

1. La Commission n’a pas été en mesure de vérifier ce qu’il en est pour la carte d’assurance maladie de l’Île-du-Prince-Édouard.

2. Lisez l’article de Radio-Canada

Un interdit qui contrevient à la Charte

Le gouvernement du Québec peut-il refuser de délivrer un permis de conduire ou une carte d’assurance maladie avec le marqueur de genre X ?

Sur le plan juridique, la réponse est claire : selon deux experts consultés par La Presse, ce que fait le gouvernement du Québec est illégal et contrevient à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Robert Leckey, professeur de droit constitutionnel et doyen de la faculté de droit de l’Université McGill, et Pierre Bosset, professeur de droit public s’intéressant aux droits et libertés de la personne à l’UQAM, sont catégoriques : les personnes non binaires ont le droit d’obtenir un permis de conduire avec leur identité de genre X. Dès maintenant.

« Il y a des personnes non binaires qui n’accèdent pas aux services de santé parce qu’elles ne peuvent pas présenter une carte de la RAMQ conforme à leur identité de genre. Pour les personnes touchées, c’est une atteinte sérieuse à leurs droits », indique Robert Leckey.

« C’est assez clair que la non-mention du genre X ne respecte pas la Charte [québécoise]. C’est une atteinte discriminatoire au droit à la dignité des personnes non binaires, en vertu des articles 4 et 10 de la Charte québécoise », ajoute Pierre Bosset.

Officiellement, Québec dit vouloir attendre le rapport du « comité de sages » en 2025 avant d’autoriser la SAAQ et la RAMQ à utiliser le marqueur de genre X. « Attendre l’avis d’un comité de sages, c’est faillir à son devoir légal », soutient toutefois le professeur Pierre Bosset.

La Charte des droits et libertés de la personne du Québec garantit aux personnes non binaires une protection contre la discrimination depuis 2016. Et dans un litige contre le gouvernement du Québec en 2021, la Cour supérieure a conclu que Québec devait reconnaître les personnes non binaires sur les documents de l’état civil (certificat de naissance et de mariage) en vertu des chartes des droits et libertés.

Je cite un extrait de la décision du juge Gregory Moore : « Priver les personnes non binaires du bénéfice d’être correctement identifiées sur leur acte de naissance leur refuse la dignité à laquelle tout être humain a droit. L’identité d’une personne est l’essence même de son individualité et de son humanité. »

Québec n’a pas fait appel du jugement Moore. Il a modifié le Code civil en 2022 pour s’y conformer pour les documents de l’état civil. Depuis 2021, 532 personnes non binaires ont obtenu un certificat de naissance avec le marqueur de genre X. Le Directeur de l’état civil n’a refusé aucune demande.

Sauf que le gouvernement Legault empêche toujours la RAMQ et la SAAQ de délivrer des documents avec le marqueur de genre X, nous a appris le journaliste Alexandre Duval de Radio-Canada ce mois-ci⁠3. La SAAQ reconnaît avoir les moyens de le faire.

Si le marqueur X est bon pour le certificat de naissance, pourquoi ne l’est-il pas pour la carte d’assurance maladie et le permis de conduire ?

J’ai cherché à comprendre comment le gouvernement justifiait sa position dans ce dossier. Voici la réponse officielle, par courriel, du cabinet de la ministre Martine Biron, responsable de la lutte contre l’homophobie et la transphobie : « Le gouvernement va être de plus en plus appelé à prendre des décisions en lien avec la réalité des personnes trans et non binaires. Ce sont des questions sensibles qui méritent des décisions réfléchies. On s’est doté d’un comité de sages pour obtenir un portrait global plus élaboré de ce qui se passe ici et ailleurs, et pour mieux comprendre les différents impacts des mesures mises en place. Les travaux du comité de sages vont nous permettre de prendre nos futures décisions de manière éclairée. »

Avec tout le respect que je lui dois, les explications du cabinet ne tiennent absolument pas la route. Tout d’abord, la Charte québécoise ne cesse pas de s’appliquer parce que le gouvernement Legault veut « réfléchir ». Ensuite, les tribunaux ont déjà tranché : les personnes non binaires ont le droit d’avoir en leur possession des documents du gouvernement du Québec qui reflètent leur identité de genre. Québec se base sur une formalité (le jugement portait uniquement sur les documents de l’état civil) pour contrevenir à l’esprit du jugement Moore.

Le gouvernement porte ainsi atteinte de façon déplorable aux droits d’une partie de ses citoyens.

« Je ne vois pas ce que le comité peut dire, réagit Alexe Frédéric Migneault. Notre droit existe déjà. Ce qui manque, c’est l’empathie et la bonne volonté des gens au pouvoir dans la classe politique. »

C’est juste la classe politique qui met tout ça sur pause, sous prétexte qu’elle ne comprend pas. Elle n’a pas à comprendre, mais à accepter. Notre existence n’est pas sujette à débat. On a toujours été là, mais on a maintenant le droit d’être nous-mêmes.

Alexe Frédéric Migneault

Dans ce dossier, les ministres du gouvernement Legault sont peu loquaces. Simon Jolin-Barrette (Justice), Martine Biron (responsable de la lutte contre la transphobie), Christian Dubé (responsable de la RAMQ) et Geneviève Guilbault (responsable de la SAAQ) ont tous décliné cette semaine ma demande d’entrevue pour obtenir des explications sur la position du gouvernement.

Autre preuve de la position intenable de Québec dans ce dossier ? Une personne non binaire, Arwyn Jordan Regimbal, a déposé une plainte à la Commission des droits de la personne pour que son identité de genre soit inscrite sur son permis de conduire⁠4. Plutôt que d’aller devant le tribunal, la SAAQ a conclu une entente à l’amiable et lui a délivré le premier permis de conduire québécois avec un X comme identité de genre.

Malgré tout, le gouvernement Legault continue d’empêcher la SAAQ de délivrer des permis avec X pour les autres demandes. Québec force ainsi chaque personne non binaire qui veut obtenir un permis de conduire avec la mention X à déposer une plainte individuelle à la Commission des droits de la personne. Depuis 2023, la Commission a reçu 11 plaintes de discrimination contre les personnes non binaires, entre autres au sujet des services gouvernementaux. Dont celle d’Alexe Frédéric Migneault.

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  • 6360
    Il y aurait au Québec 6360 personnes trans et non binaires, soit 0,09 % de la population totale de 15 ans et plus.
    Source : Statistique Canada
    0,25 %
    Au Québec, il y aurait 4920 personnes trans et non binaires âgées de 15 à 34 ans, soit 0,25 % de la population totale de cette catégorie d’âge.
    Source : Statistique Canada